L’Egisto - Cavalli

L’Egisto - Cavalli ©
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Prima le parole e poi la musica

L’Egisto de Francesco Cavalli (1602-1676) est une fable dramatique en un prologue et trois actes sur un livret de Giovanni Faustini (1615-1651). Cette œuvre fut créée au théâtre San Cassiano de Venise en 1643. Le succès fut immédiat et se propagea rapidement au delà des frontières de la Vénétie puisque l’opéra fut représenté dans les principales villes italiennes. L’Egisto est un produit phare d’un art musical vénitien qui s’exporte; il va en effet quitter la péninsule pour gagner la France puis l’Angleterre où il influencera Jean Baptiste Lully (1632-1687) et Henry Purcell (1659-1695) respectivement. La vie de Cavalli, sa carrière et son œuvre ont fait l’objet de remarquables publications: un article de Jean-François Lattarico dans la notice du CD ainsi que l’ouvrage d’Olivier Lexa (Francesco Cavalli, Actes Sud Classica, 2014). Nous avons adopté dans ce qui suit l’orthographe italienne pour les noms des personnages.

Quand débute l’opéra, le berger Lidio file le parfait amour avec la bergère Clori. Cette dernière a oublié qu’elle avait été promise à Egisto, arrière petit fils d’Apollo. D’autre part Lidio a, semble-t-il, négligé qu’il avait eu une liaison intense avec la bergère Climene. Toujours est-il que Vénus dont la rivalité avec Apollon est légendaire, a juré la perte d’Egisto. Elle a d’abord fait enlever ce dernier et Climene par des pirates afin de les éloigner de leurs amantes et amants respectifs. S’étant échappés, les deux exilés déambulant sur le chemin du retour, découvrent avec consternation une inscription sur un arbre indiquant que Lidio aime Clori. Vénus enfonce le clou et demande à son fils Amore (Cupidon) de l’aider à détourner Egisto de Clori. C’est ainsi qu’une furie de l’Achéron est chargée par Amore de rendre Egisto fou. La discorde agite alors les dieux des enfers et les héroïdes, c’est-à-dire les âmes des femmes mortes par amour que sont Didone, Fedra, Semele et Hero. Ces dernières poursuivent Amour de leurs imprécations et le font prisonnier. Il sera libéré s’il renonce à ses projets. Climene de son côté ne perd pas courage et arrive à ramener Lidio à de meilleurs sentiments vis à vis d’elle. Les deux ex-amants finissent par se réconcilier. Clori est évidemment furieuse de voir sa rivale mettre le grappin sur son amant mais voyant Egisto en plein délire, elle a pitié de lui et son amour pour ce dernier renait. Les héroïdes interviennent et dissipent la folie d’Egisto. Une double union scelle les retrouvailles de Clori et d’Egisto d’une part et de Climene et de Lidio d’autre part.

On a ici apparemment tous les ingrédients d’une serenata pastorale avec des bergers, des personnages allégoriques et mythologiques et aussi une vieille servante, Dema qui comme la nourrice d’autres opéras contemporains, a un rôle franchement comique tout en veillant sur les personnages dont elle a la charge. En fait la lecture du livret met en évidence qu’il s’agit d’un drame rien moins que galant et élégant. Les sentiments exprimés par les protagonistes ne sont ni élevés ni nobles; la haine, la trahison, la vengeance, le mensonge y sont monnaie courante. Le langage est violent, souvent sanglant (Torturons-le, massacrons-le, crucifions-le, profèrent les héroïdes) et la folie d’Egisto est un délire halluciné plein de bruit et de fureur, peuplé de monstres horribles.

En 1643, date de la mort de Claudio Monteverdi (1567-1643), l’opéra baroque fait avec L’Egisto une entrée retentissante dans le paysage musical de l’époque. Le recitar cantando, inventé par Emilio de’ Cavalieri dans Rappresentatione di anima e di corpo (1600), est alors prépondérant et les airs qui font suite aux récitatifs dans une solution de continuité, sont très courts. De structure très simple, ils comportent souvent une ou deux strophes et servent à exprimer des éléments arcadiens et aimables. Les trois chaconnes vocales et instrumentales qui concentrent la quintessence de la musique sont par contre très développées et élaborées. Mis à part les chaconnes et les finales d’actes où intervient une polyphonie de type madrigalesque, on assiste dans cette œuvre au triomphe de la monodie accompagnée: une seule voix chante ou déclame au dessus d’un accompagnement réalisé par le continuo, promu ici à un rôle capital. C’est sur ce principe que seront bâtis les opéras du futur avec parfois quelques hésitations comme L’Orfeo de Luigi Rossi où l’esprit madrigalesque résiste encore (voir la chronique). Le recitar cantando est particulièrement signifiant et élaboré dans L’Egisto, il atteint une richesse expressive inédite dans la scène de la folie, un exemple fracassant d’un thème traité dans des compositions antérieures dont la magnifique Finta pazza (1641) de Francesco Sacrati et Giulio Strozzi (voir ma chronique), qui fleurira par la suite dans l’opéra baroque, classique et romantique.

Les passages magnifiques abondent dans L’Egisto. Le prologue débute par un portique très dramatique constitué d’accords véhéments. La Notte se livre à un monologue incisif grâce à la belle voix suave à la couleur dorée de David Tricou, un ténor dont nous avions déjà remarqué le beau legato dans Médée de Marc-Antoine Charpentier (voir ma chronique), ici magnifiquement accompagné par le cornet. La Notte laisse la place à Aurora incarnée par l’excellente soprano Eugénie Lefèbvre qui dans une aria de trois strophes accompagnée par les cordes, le cornet et une flûte, De l’oriente sorgo ridente, décrit la splendeur du lever du soleil.

L’acte I est centré sur la beauté mélodique. On note l’air délicieux de Clori, I reposi de la piume, chanté avec beaucoup de charme par Sophie Junker, une artiste incomparable qui nous avait éblouis dans son interprétation du rôle de Cleopatra dans Giulio Cesare (au Festival Haendel de Goettingen 2022, voir mon compte-rendu). Zachary Wilder (Lidio) lui donne la réplique d’une voix de ténor chaleureuse et brillante aux vocalises hardies, magnifiée par sa connaissance profonde de ce style de musique. Hipparco, frère de Climene fait alors son entrée avec la voix de baryton au timbre velouté de Romain Bockler et un air mélodieux, Or che del ciel. La vieille servante Dema (Nicholas Scott, irrésistible) chante une aria humoristique avec une voix nasillarde accompagnée à la harpe, Lori ancora è fanciulla. La scène 7 est le sommet de l’acte avec un délicieux air de Clori, Amor, chi ti die l’ali, accompagné par le lirone, une flûte, un cornet et une basse de viole. Bellezza (Marielou Jacquard, soprano) et Volupia (Floriane Hasler, mezzo-soprano) se livrent à un duo de charme, Col mio volto lusinghiere. L’acte finit en beauté avec un duetto des mêmes auquel se joint Venere incarnée par la mezzo-soprano Caroline Heng, qui de sa belle voix grave révèle les facettes sombres de la personnalité de la déesse.

L’acte II débute avec la sublime chaconne d’Egisto sur un tétracorde descendant, D’Hipparco e di Climene. Le lamento de Climene, Piangete occhi dolente, n’est pas moins émouvant. C’est également une chaconne sur une basse chromatique descendante. Ambroisine Bré, soprano, qui incarne Climene y montre un timbre de voix au beau métal et un tempérament dramatique vigoureux. Dema (Nicholas Scott) apporte une détente bienvenue en chantant une amusante et mélodieuse canzonetta, Chi ha provato il mio amor, dans laquelle elle évoque ses exploits galants. Les scènes finales de l’acte II sont spectaculaires avec l’intervention des héroïdes : Semele (Victoire Brunel), Fedra (Marielou Jacquard), Didone (Floriane Hasler), Hero (Caroline Heng) et des dieux : Apollo (David Tricou), Amore (Eugénie Lefebvre). L’acte II se termine par de splendides duos d’Apollo et d’Amore, de Fedra et Didone, de Hero et Semele ainsi que par un étincelant passage instrumental où domine le cornet.

Une splendide chaconne sur un tétracorde descendant, E grato il penare, ouvre l’acte III. C’est un chef-d’œuvre vocal et instrumental. Jouée d’abord aux instruments (luth, viole de gambe, lirone, violons, harpe), la chaconne se poursuit avec un duetto de Lidio et Clori (Zachary Wilder et Sophie Junker tous deux admirables). On arrive au climax du drame, la grande scène de la folie d’Egisto, un monstre de 200 mesures. Marc Mauillon, attributaire du rôle titre, magnifique chanteur et comédien hors pair, fait preuve de son immense talent et émeut par sa voix au timbre fascinant. Il dépasse les limites du genre et donne à cette scène une portée inégalée et universelle. Il n’est plus question ici de divertissement mais d’une explosion de rage contenue, de désespoir total, d’hystérie qui s’expriment à travers les mythes antiques prisés par la société de l’époque. Egisto se compare en effet à Orfeo à la recherche d’Euridice. L’intervention discrète d’un Deus ex machina va progressivement rétablir l’ordre des choses mis à mal par les fantaisies et lubies des habitants de l’Olympe. Les suprêmes duettos de Clori et d’Egisto, T’abbraccio, ti godo, de Lidio et Climene, Amanti sperate, ainsi que l’intervention des instruments plongent l’auditeur dans une ambiance madrigalesque très poétique.

L’orchestration à cinq voix, entièrement réalisée dans une copie du manuscrit, témoigne de la prospérité des théâtres vénitiens à cette époque. Sur cette base, Vincent Dumestre et le Poème Harmonique interprètent l’œuvre avec un orchestre généreux comportant six violons, un cornet muet (cornet dont l’embouchure est taillée dans la masse de l’instrument) au son très fin, deux flûtes, une doulciane et un continuo très fourni composé de quatre instruments à archet (violoncelle, contrebasse, basse de viole et lirone), clavecin, orgue positif, harpe, théorbe, archiluth, colascione (archiluth napolitain), guitare, utilisés au gré des besoins dramatiques. Par exemple, un orgue caverneux accompagne les interventions de Venere. Cette orchestration est fascinante et la sonorité produite est cohérente avec le style de cette musique.

Avec des solistes magnifiques, un orchestre subtil et la direction musicale éclairée de Vincent Dumestre, l’audition de ce disque est un régal...



Publié le 01 oct. 2023 par Pierre Benveniste