Les Fêtes Grecques et Romaines - Blamont

Les Fêtes Grecques et Romaines - Blamont © Annibale Carracci : Le Triomphe de Bacchus et Ariane, 1600 (Galerie Farnèse)
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Les plus aimables fêtes

François Colin de Blamont sort peu à peu de l’ombre. Issu d’une famille de musiciens, dépositaire du legs transmis par son aîné Michel-Richard de Lalande, celui qui devint surintendant de la musique de Louis XV reste encore largement méconnu. Son retentissant Te Deum nous avait certes valu une chronique élogieuse (voir mon compte-rendu). Quelques incursions au cœur de ces Fêtes Grecques et Romaines avaient également été opérées par Les Ombres (Concert chez la Reine, enregistré par Ambronay Éditions) ou plus récemment au sein d’un florilège de musiques pour les soupers du roi paru chez Atma (voir mon compte-rendu). À l’heure où nous écrivons, d’autres pages de ce compositeur sont annoncées : Le Retour des Dieux sur Terre et Le Caprice d’Érato, deux divertissements qu’Alexis Kossenko a dû certainement magnifier de l’opulence et de l’énergie qui lui sont coutumières. Mais c’est au talentueux Valentin Tournet et à sa Chapelle Harmonique qu’il revient d’offrir le premier enregistrement mondial de ce que Benoît Dratwicki, grand spécialiste de Colin de Blamont (on lira avec profit la remarquable biographie et analyse de l’œuvre, issue de sa thèse dont Bruno Maury a dressé, à juste titre, un compte-rendu … laudatif), considère comme le chef-d’œuvre du compositeur (in Benoît Dratwicki, La Musique à la cour de Louis XV, François Colin de Blamont (1690-1760), une carrière au service du roi, Presses Universitaires de Rennes, Centre de Recherche du Château de Versailles, 2015. On lira tout particulièrement les pages 206 à 240 qui apportent maints éclairages passionnants sur cette œuvre, ses conditions de création, ses reprises et ses caractéristiques intrinsèques).

Ces Fêtes Grecques et Romaines, écrites pour célébrer la majorité de Louis XV, dans la foulée de ballets (L’Inconnu, Les Folies de Cardenio, Les Éléments issus des plumes de Lalande et de Destouches) où ce dernier renouant avec l’art chorégraphique que son arrière-grand-père Louis XIV s’était illustré (plus modestement il est vrai) firent à partir de 1723, année de leur création, les beaux jours de l’Académie Royale de Musique, régulièrement reprises, intégralement ou partiellement, faisant l’objet d’ajouts (La Fête de Diane, 1734, non reprise malheureusement ici, nous privant de belles pages cynégétiques où brillent les cors) jusqu’à une ultime représentation de l’entrée des Jeux Olympiques en 1771.

Colin de Blamont s’était associé pour la circonstance à Louis Fuzelier qui devait passer à la postérité en fournissant à Rameau douze ans plus tard le livret des Indes Galantes. Créées dans un contexte de reprises (Philomèle de Lacoste, Thétis et Pélée de Collasse et Amadis de Grèce de Destouches), ces Fêtes s’annonçaient donc comme une nouveauté. Dotées d’un prologue « à thèse », ne faisant plus référence à la politique mais à des questions d’ordre esthétique, caractéristiques des premières années du XVIIIe siècle, ces Fêtes se présentent comme un divertissement élaboré sur « un poème spectaculaire consacré à l’Histoire » (c’est d’ailleurs le titre adopté dans la notice par Benoît Dratwicki et Loïc Chahine, spécialiste de Fuzelier auquel il a consacré sa thèse – Louis Fuzelier, le théâtre et la pratique du vaudeville : établissement et jalons d’analyse d’un corpus, soutenue à Nantes en 2014). De ce fait, les intrigues font la part belle à des personnages historiques (Alcibiade, Aspasie, Marc-Antoine, Cléopâtre…), s’inspirant alors de ce qui se faisait en Italie quand, en France, seule « la fable était soumise à la musique », pour paraphraser Fuzelier). La question de l’héroïsme des personnages est toutefois à relativiser d’emblée, aucune action héroïque ne leur étant prêtée. Convoquant des personnages mythologiques, le prologue – très développé, c’est une fête à lui seul – soulève deux problématiques modernes et originales en 1723 : les relations possibles entre Histoire et poésie lyrique ainsi que la place de la danse et sa capacité à peindre actions et sentiments dans un spectacle.

Si ces innovations se font jour sur un plan dramatique, en revanche, la musique fait preuve de la permanence de l’esprit lullyste. Le musicologue Robert Fajon – cité par Benoît Dratwicki -, émet un jugement assez sévère sur l’œuvre, considérée comme « un pastiche de Lully et Campra », le compositeur se montrant très traditionnel dans son écriture. L’ouverture, par exemple, admirée des contemporains, est l’une des plus régulières du genre. Les airs s’appuient sur des formes binaires et une déclamation mélodique-syllabique. Toute influence italienne y est proscrite. Mais Benoît Dratwicki souligne a contrario « qu’être passéiste, bannir la modernité, privilégier des divertissements peu exubérants, des chœurs homophones, un récitatif simple…c’est, en 1723, être justement très original. Car aucune pièce de la période 1715-1730 ne présente autant de caractères archaïques ». Sans doute, faut-il voir dans ce parti pris du compositeur un choix stratégique des plus judicieux pour s’assurer le succès auprès du public que de suivre la voie de Lully, en faisant référence au Grand Siècle pour cette première œuvre officielle du règne de Louis XV. Peut-être le sujet lui-même, se référant à l’Antiquité, le conduisit à rendre hommage au grand style de ses prédécesseurs Lully et son maître Lalande.

On se laissera donc charmer sans résistance aucune devant une partition où abondent nombre de pages séduisantes dans leurs contours mélodiques, par leur spontanéité comme leur naturel. Qui voudra explorer la partition pourra se référer au site Gallica pour comparer la version publiée par Ballard en 1723 (réduction pour dessus et basse) et celle de 1741 manuscrite, d’une lisibilité exemplaire tant le copiste s’est appliqué, servant ici de source pour cette recréation.

Valentin Tournet et sa Chapelle Harmonique nous avaient offert dans la même collection Opéras Français/ Château de Versailles Spectacles de recommandables Indes Galantes (malgré l’amputation de la Fête Persane, suivant il est vrai les usages de l’époque mais nous privant de pages admirables) mais surtout de magnifiques Paladins, rendus enfin pleinement convaincants, après les tâtonnements de leurs prédécesseurs (voir mon compte-rendu). Après s’être donc consacrés au Dijonnais, les voici au service du Versaillais, apportant enfin la contribution majeure que l’on espérait de longue date pour se faire une idée plus juste au sujet de celui n’ayant guère usurpé la charge de surintendant de Louis XV. Une démonstration magistrale du métier de Colin de Blamont nous est donc offerte, rendant ces Fêtes Grecques et Romaines réellement attractives par l’excellence de leur réalisation.

Orchestralement, les couleurs sont magnifiques et la matière charnue malgré des effectifs peu opulents (à peine une trentaine d’instrumentistes). Mais voilà qui sonne bien, voire très bien ! L’Ouverture, déjà mentionnée, s’affiche avec superbe (avec un sol mineur vraiment magnifique) autant dans ses volets extérieurs que dans celui central permettant d’apprécier le soin apporté au contrepoint par le compositeur. La Chaconne du Prologue (rare sinon unique exemple du genre) déploie pour Terpsichore tous ses épisodes avec une évidence telle qu’elle procure à l’auditeur une envie irrésistible de se mouvoir. La Sarabande qui lui succède exhale un parfum vaporeux quand les Rigaudons témoignent d’une robustesse rustique inébranlable. Par sa texture allégée, le Menuet pour Terpsichore séduit instantanément. Dans la Première Entrée, Les Jeux Olympiques, les trompettes et timbales font merveille, notamment dans une Marche pleine de fierté et d’allant. Lutteurs et coureurs rivalisent d’efficacité pour déboucher sur des Passepieds pleins d’éclat. Ailleurs, c’est l’Air pour les suivants d’Aspasie qui ensorcelle par son charme mélancolique déjà quasi ramiste. Dans la Deuxième Entrée, Les Bacchanales, l’arrivée en barque de Cléopâtre donne lieu à une très belle marche agrémentée de savoureux dialogues entre les hautbois et le reste de l’orchestre. Si la Loure rappelle Lalande, les Menuets désarmants de simplicité prodiguent un sourire qui remporte une adhésion immédiate. Les Saturnales, Troisième Entrée, offrent une Marche aux délicieux balancements ternaires, contrecarrés par une alerte Bourrée, auxquels de délicats Menuets et d’attendrissantes Musettes répondent, offrant l’opportunité aux bassons de se distinguer avec une partie obligée du meilleur effet. On sait quel gambiste est Valentin Tournet, c’est donc avec un soin méticuleux qu’il traite toutes ces pages instrumentales, restituées de façon réellement savoureuse.

Vocalement, le même soin s’observe. L’ensemble du plateau se partage grands et petits rôles avec un même bonheur. Au Prologue, les voix d’Hélène Carpentier et de Marie-Claude Chappuis nous valent un beau duo entre Clio et Érato (Les plus inflexibles guerriers) comme de charmants petits airs : La vérité n’est pas toujours si redoutable (pour la première) et En célébrant l’amour (avec son délicat accompagnement de flûtes et ses envolées de triolets pour la deuxième). Hélène Carpentier incarne une Timée sensible dans la Première Entrée avec un monologue inaugural mélancolique Dois-tu cruel Amour. Mais après un récitatif où celle-ci s’emporte, elle disparaît. La Cléopâtre de Marie-Claude Chappuis est un peu mieux dotée, bénéficiant de petits airs où son timbre chaud sert bien : Non, non, je ne puis croire et Puis-je compter sur la constance ou celui plus développé Dans ces lieux, à l’écriture lullyste caractéristique (la voix étant doublée par la basse avec un duo de dessus instrumentaux). Gwendoline Blondeel campe tour à tour Aspasie et Délie, vocalisant avec finesse sur Aspasie en ce jour, faisant preuve d’une légèreté délicieuse sur Amants que le mystère amène, ou servant de coryphée pour entonner avec ardeur Éclatez brillantes trompettes. Mais c’est assurément avec Dans ces jardins charmants qu’elle envoûte l’auditeur par cet air, véritable bijou de la partition où son duo avec la flûte semble déjà annoncer le Viens Hymen des Indes Galantes. Quant à Cécile Achille, il est impossible de ne lui point rendre les armes, notamment dans les airs de danses parodiés. Quelle délicieuse Égyptienne ! (Régnez charmants amours) Et quelle charmante bergère ! (De nos bocages, fuyez les ombrages et L’ombre et le silence sont faits pour l’amour ou encore le menuet Ô temps heureux, inoubliable).

Côté messieurs, nous retrouvons d’abord avec plaisir David Witczak, qui, très à l’aise dans ce répertoire, apporte sa superbe dans les différents rôles qu’il incarne, à la fois noble Apollon, inconstant Alcibiade (Mon cœur fait pour l’indépendance néglige la fidélité) et Marc-Antoine tout autant tendre (Les traits que l’amour lance) que belliqueux (Du terrible dieu de la Thrace). Comme à l’accoutumée, le timbre et l’expression sont idoines. Mais c’est sans doute Cyrille Dubois qui nous émerveille le plus. Jamais nous ne lui avions trouvé autant de charme et de délié dans la voix. Il se tire avec les plus grands honneurs des airs confiés à l’époque au fameux Jélyotte. Tendre au prologue et empli d’une suprême élégance (Jeunes beautés, pour être plus aimables, en Suivant d’Apollon), héroïque et vaillant dans Vous favoris de Mars, en Grec (air dans lequel il surclasse à notre sens l’interprétation pourtant fort réussie de Reinoud Van Mechelen dans son enregistrement Jéliote, haute-contre de Rameau) ; il fait montre d’une tendresse absolument ravissante dans Loin de l’objet qui m’a su plaire de Tibulle. En outre, il illumine chacun des duos auquel il prend part (Aimons-nous et qu’une ardeur constante par exemple dans la dernière Entrée).

Pour finir, le chœur apporte autant d’élan que de précision dans les nombreuses pages que lui réserve la partition. Celui-ci sait faire preuve d’une présence sans faille, se montrant tour à tour subtil (les passages faisant se succéder petit et grand chœurs sont particulièrement séduisants) ou galvanisant, maniant tout une palette de couleurs et faisant preuve d’une diction parfaite.

Ces Fêtes Grecques et Romaines constituent donc une réussite complète, apportant un jalon essentiel à notre connaissance du ballet héroïque et à cette culture de la fête en musique si propre à ce XVIIIe siècle français. Après un Carnaval du Parnasse (Mondonville) de très belle tenue dans la même collection (voir le compte-rendu de l’enregistrement dirigé par Alexis Kossenko), la partition de Colin de Blamont trouve en Valentin Tournet et sa Chapelle Harmonique des serviteurs zélés qui nous comblent en tout point. Puissent Les Fêtes de Thalie (Mouret) ou Les Fêtes de l’Été (Montéclair) bénéficier de pareilles contributions !



Publié le 05 août 2024 par Stefan Wandriesse