Giulietta e Romeo - Zingarelli

Giulietta e Romeo - Zingarelli ©Château de Versailles Spectacles
Afficher les détails

Au confluent de la tragédie lyrique et de l'opéra napolitain


Giulietta e Romeo, opéra seria (dramma eroico) composé par Niccolo Antonio Zingarelli (1752-1837) sur un livret de Giuseppe Maria Foppa (1760-1845), fut créé le 30 janvier 1796 à la Scala de Milan. Les circonstances de cette création, la brillante carrière que fit cet opéra à Paris et le contexte historique et musical ont été décrits dans l'article de mon confrère paru après la captation réalisée à l’Opéra Royal de Versailles il y a quelques mois.

Né à Naples et mort à Torre del Greco, une ville située au pied du Vésuve, Zingarelli fait partie de l'école napolitaine. Cette dernière, à partir du début du 18ème siècle, rayonna dans toute l'Europe par ses compositeurs, ses pédagogues et ses chanteurs. Elle fut l'instigatrice d'un style de musique où toute l'attention était portée à la voix et où l'accompagnement devait s'effacer pour la mettre en valeur, style que l'on résume par le terme de bel canto. S'illustrèrent dans ce style au 18ème siècle Leonardo Vinci (1691-1730), Johann Adolphe Hasse (1699-1783), Niccolo Piccinni (1728-1800), Giovanni Paisiello (1740-1816), Domenico Cimarosa (1748-1801). La réforme de l'opéra seria initiée par Christoph Willibald Gluck (1714-1787) vers 1760, en accordant une grande place aux chœurs, récitatifs accompagnés, ensembles, ballets et orchestre à la manière de la tragédie lyrique française, donna naissance à des œuvres telles que Orfeo ed Euridice de Gluck (1762), Antigona de Tommaso Traetta (1772), Armida d'Antonio Salieri (1771) – lire la chronique dans ces colonnes, Idomeneo de Wolfgang Mozart (1781) qui s'éloignaient notablement du modèle napolitain. Toutefois l'opéra seria non réformé de type napolitain était loin d'être mort et avait même de beaux jours devant lui comme le montrent l'Armida de Giuseppe Haydn (1784), l'Olimpiade de Cimarosa (1784), la Fedra de Paisiello (1788) ou encore Enea nel Lazio de Giuseppe Sarti (1796).

Giulietta e Romeo est indiscutablement un opéra réformé qui, par l'importance des chœurs et des morceaux de bravoure vocaux, se situe à la jonction de la tragédie lyrique et de l'opéra napolitain. De ce fait il s'apparente beaucoup à Gli Orazi ed i Curiazi, azione tragica de Cimarosa (1796). Dans cet ouvrage lyrique, l'art vocal du natif d'Averso atteint un niveau quasiment insurpassable, le bel canto triomphe, les airs touchants d'une pureté admirable y abondent. Giulietta et Romeo, exactement contemporain du chef-d’œuvre de Cimarosa, rejoint le même idéal car il renferme de grandes beautés et des passages exaltants témoignant du tempérament dramatique de son auteur. Parfois les harmonies font presque croire que cette œuvre est contemporaine de celles de Vincenzo Bellini (1801-1835), élève de Zingarelli ou de Gaetano Donizetti (1797-1848).

Tandis que se prépare le mariage arrangé de Giulietta et Teobaldo, les deux clans des Cappellii (Capulets) et Montecchii (Montaigus) s'affrontent. Malgré les provocations des uns et des autres, Romeo reste à la fête et ne peut détacher ses yeux de Giulietta. Everardo, père de la promise, arrive avec Teobaldo et les deux s'inquiètent du manque d'enthousiasme de Giulietta. Cette dernière avoue à Matilde, sa camérière, qu'elle est amoureuse d'un ennemi de son clan. Suite à un entretien avec sa fille, Everardo se doute d'une trahison. Les provocations de Teobaldo se succèdent et Romeo finit par le tuer tandis qu'Everardo crie vengeance. A l'acte II Romeo tente d'expliquer à Everardo les raisons de son meurtre et ce dernier comprend le lien qui le lie à Giulietta. Sa colère dépasse toutes les bornes. Romeo et Giulietta s'étant déclarés mari et femme en secret, Gilberto, ami de Romeo lui conseille de s'éloigner tandis qu'il veillera sur Giulietta. Gilberto donne à Giulietta une potion avec laquelle elle pourra simuler la mort. Elle boit le filtre et quand son père la menace de l'enfermer dans une tour du château, perd connaissance. L'acte III débute dans le caveau des Cappellii où Giulietta doit être inhumée. Romeo inopinément de retour voit Giulietta dans la tombe et devient fou de douleur, il s'empare d'une ampoule de poison et boit son contenu. Giulietta se réveille et se réjouissant en voyant son amant, lui explique qu'elle a fait semblant d'être morte mais Romeo s'affaiblit et meurt dans ses bras. Giulietta le suit dans la tombe.

Le librettiste s'inspire de sources diverses dont la pièce de Shakespeare en simplifiant l'histoire et en supprimant plusieurs personnages. La version du présent enregistrement est une sélection des grands airs favoris de l'Empereur. Les personnages de Gilberto et de Matilde ont disparu et les rôles d'Everardo et de Teobaldo sont tenus par un seul chanteur (Philippe Talbot) tandis que celui de Giulietta est attribué à Adèle Charvet et celui de Romeo à Franco Fagioli.

L'opéra s'ouvre par une cavatine de Romeo, Che vago sembiante, che luci vezzose, d'une grande beauté mélodique, accompagnée par une clarinette expressive. Franco Fagioli nous éblouit par sa ligne de chant et son legato. Lors de la cadence, il franchit sans peine deux octaves. Un peu plus loin, les solistes dialoguent avec le chœur doublé par l'orchestre tandis que flûtes et bassons se livrent à de brillantes figures. L'effet est sensationnel par son audace et sa puissance. Le chœur est ici un personnage doué d'une vie propre qui joue à jeu égal avec les solistes. Au cœur de l'action survient le célèbre duetto de Giulietta et Romeo, Deh, per pietà rimira, les deux amants incarnés respectivement par Adèle Charvet et Franco Fagioli dialoguent d'abord puis unissent leurs voix dans un sommet de beauté mélodique et de sentiment. L'aria de Giulietta Adora i cenni tuoi, par sa virtuosité et son orchestration très fouillée, anticipe Gioachino Rossini (1792-1868). Adèle Charvet de sa voix charnue au timbre très séduisant nous régale d'un merveilleux cantabile puis se joue des mélismes et des vocalises dont son air est truffé. Philippe Talbot est particulièrement percutant dans Le stigie furie, le fiere eumenide, air de Teobaldo, accompagné par le chœur dans un magnifique élan dramatique.

A l'acte II, on remarque d'abord le brillant duo entre Romeo et Everardo, Giusto ciel, del mio tormento. Vient ensuite la prière de Romeo, Ciel pietoso, ciel clemente, accompagnée par des clarinettes rêveuses, moment magique où Franco Fagioli se surpasse. Après un deuxième récitatif accompagné vient un étonnant duetto où les deux amants déclarent leur inquiétude et leur douleur d'être séparés. A ce duetto succède l'air électrisant de Giulietta en mi bémol majeur, Qual improviso tremito, sposo mio, ben mio, acmé de l'opéra, que chante avec beaucoup d'engagement et une intonation parfaite Adèle Charvet. Le style romantique et brillant de cette dernière annonce de près la manière de Vincenzo Bellini.

L'acte III débute par une marche funèbre en do mineur. On admire ensuite plusieurs récitatifs accompagnés de Romeo qui, croyant Giulietta morte, se désespère. Ces récitatifs sont interrompus par les thrènes du chœur, Lugubri gemiti, dont le rythme à trois temps évoque de près le Gluck d'Orfeo ed Euridice et par de magnifiques soli de basson et de clarinette, ils sont suivis par une cabalette andantino, Idolo del mio cor, où on admire les vocalises extraordinaires de Franco Fagioli. Après avoir bu le poison, Romeo chante l'air Ombra adorata aspetta, une cavatine composée, dit-on, par Girolamo Crescentini (1762-1846), créateur du rôle en 1796 où Franco Fagioli, bouleversant, fait triompher une ornementation élégante parfaitement appropriée. Le duetto entre Romeo mourant et Giulietta, Ahimè gia vengo meno, avec clarinettes porte l'émotion à son comble. Un bref chœur final, Che esempio funesto, violemment scandé par les timbales, met un point final à l'œuvre et tire la morale de l'histoire.

A l'écoute de ce DVD, j'ai été enthousiasmé par Franco Fagioli. Il est ici totalement dans son élément avec une adéquation parfaite entre son style et la musique de Zingarelli. Les qualités de sa voix sont bien connues et on les retrouve ici : projection exceptionnelle, intonation parfaite, tessiture de plus de deux octaves sans le moindre creux. Mais dans ce rôle de Romeo, il y avait quelque chose de plus, un timbre de voix plus éclatant, une palette de coloris et de nuances capable d'exprimer une multitude d'affects, une émotion palpable à fleur de peau et des suraigus renversants. Bien que le rôle le plus important lui fût attribué, il a laissé de l'espace à sa partenaire Adèle Charvet comme le montrent leurs deux duettos parfaitement équilibrés. On l'a dit plus haut, Adèle Charvet maitrise admirablement le chant baroque (la mezzo-soprano s’était ainsi montrée remarquable dans Cadmus et Hermione de Lully donné en 2019 en ce même Opéra Royal, voir mon compte-rendu) et sa voix possède une excellente projection, sa ligne de chant est d'une suprême harmonie. J'ai apprécié plus particulièrement dans cette œuvre sa voix corpulente, agile et au grain fin, l'élégance de son style ainsi que son aptitude à ornementer les phrases musicales de mélismes et vocalises d'un goût éclairé. Avec sa très belle voix de ténor, Philippe Talbot incarnait magistralement un Everardo déchiré entre son amour paternel et sa haine implacable du clan opposé.

C'est un chœur (de l’Opéra Royal) de luxe qui donnait la réplique aux solistes. Composé de sept chanteurs seulement mais de très haut niveau, il équilibrait parfaitement les voix de l'orchestre et celles des solistes. Parmi les choristes, Lily Aymonino (Matilde) et Marco Angioloni (Gilberto) ont fait quelques belles interventions en tant que solistes.

L'Orchestre de l'Opéra Royal comportait un ensemble de vents complet (flûtes, clarinettes, hautbois, bassons, cors et trompettes par deux) qui équilibrait idéalement un pupitre de cordes parfaitement proportionné. Les instrumentistes jouaient tous sur instruments anciens. Parmi eux on remarquait de lumineux traversos, des hautbois très expressif dont celui de Gabriel Pidoux, de moelleuses clarinettes, des bassons aux riches couleurs et de superbes cors naturels. Cet orchestre sonnait magnifiquement notamment dans la vigoureuse sinfonia d’ouverture, et son impact était décuplé par la direction de son chef Stefan Plewniak, dont l'engagement et le geste étaient admirables.

C'est un grand bonheur pour un lyricomane de découvrir une œuvre nouvelle. Au départ document d'intérêt musicologique, Giulietta e Romeo devient par la grâce de chanteurs, d'instrumentistes et d'un chef divins une source de ravissement et d'émotion.



Publié le 11 sept. 2021 par Pierre Benveniste