Crésus - Keiser

Crésus - Keiser ©Julien Benhamou
Afficher les détails
Crésus, l'or et la philosophie

Né à Teuchen près de Weissenfels (petite ville de la vallée de la Saale, entre Weimar et Halle – cette dernière étant la ville natale de Georg Friedrich Haendel), Reinhard Keiser (1674 – 1739) bénéficia d’une formation musicale à la Thomasschule de Leipzig. Il y eut pour maître le compositeur Johann Kühnau (1660 - 1722), qui précéda Jean-Sébastien Bach à la tête de l’institution. Après avoir occupé des postes de maître de chapelle dans différentes cours allemandes (notamment à Brunswick et Schwerin), il prit en 1702 la tête du théâtre Am Gänsemarkt (théâtre du Marché aux Oies) de Hambourg. Fière de son passé hanséatique médiéval, la ville est alors le centre de création lyrique le plus important d’Allemagne. Comme à Venise, le théâtre y offre des représentations d’opéra destinées au public de la ville ; il doit donc vivre de ses recettes. Keiser en est à la fois le compositeur attitré (ce qui ne l’empêchera pas de faire appel à des œuvres de ses contemporains, notamment Haendel et Mattheson), et le directeur administratif. Compositeur prolifique, il se révèle toutefois piètre gestionnaire, et il sera assez vite écarté de la direction du théâtre (qui sera reprise beaucoup plus tard, en 1722, par Georg Philipp Telemann).

Sa production lyrique, très abondante (elle compte plus de soixante opéras, dont une petite moitié à peine nous est parvenue), est tout fait originale. Elle reflète la richesse de l’orchestration allemande au début du XVIIIème siècle, mais intègre aussi une large ouverture aux influences étrangères : italiennes bien sûr (ainsi Octavia mêle sans complexe récitatifs en allemand et airs chantés en italien - lire notre compte-rendu de la production du Festival d’Innsbruck en 2017) mais aussi françaises (en particulier pour les ballets). Après 1730, et devant l’influence grandissante de Telemann, Keiser se consacra exclusivement à la musique religieuse.

Composé en 1710, Croesus (dont le titre complet est Der hochmütige, gestürtzte und wieder erhabene Croesus – littéralement : Crésus hautain, déchu et restauré - plus fréquemment traduit par : Gloire, chute et restauration de Crésus) fut assez profondément remanié par le compositeur en 1730. Il réécrivit la majorité des airs de la première version, et procéda à deux changements de tessiture (les rôles d’Atys et de son précepteur Halimacus étant désormais confiés à des castrats, devenus en ce milieu de XVIIIème siècle très en vogue sur les scènes européennes).

Le livret de Lukas von Bostel s’inspire d’un premier livret de Nicolò Minato (1628 – 1698), déjà mis en musique à Vienne en 1678 par Antonio Draghi, sous le titre de Creso. L’intrigue comporte au moins deux niveaux de lecture : morale et philosophique (l’affrontement du richissime Crésus, roi de Lydie, avec son rival Cyrus, qui mène à sa chute ; seule l’intervention du philosophe Solon lui permettra d’échapper à une mort certaine), et amoureuse (Atys, fils muet de Crésus, est amoureux d’Elmira, princesse mède que convoite également le prince félon Orsanes ; la princesse lydienne Clerida, amoureuse d’Orsanes, est aimée du prince Eliates, resté fidèle à Crésus). S’intercalent dans cet enchevêtrement déjà complexe de savoureux personnages comiques, comme le serviteur Elcius, qui commente régulièrement les rebondissements de l’intrigue… ou les fâcheuses modes du temps présent ! A l’opposé le philosophe Solon prêche l’humilité et la compassion, d’abord auprès de Crésus, puis auprès de Cyrus, ce qui mènera au lieto finale : Cyrus gracie Crésus, le traître Orsanes est démasqué mais pardonné, et les différents couples s’apprêtent à convoler.

On retrouve donc dans ce livret quelques-uns des ingrédients chers à l’opéra vénitien du siècle précédent (Minato avait fourni à Francesco Cavalli quelques-uns de ses livrets, notamment celui du Serse) : des intrigues amoureuses croisées, des travestissements (ici plutôt une usurpation d’identité, puisqu’Atys se rend à la cour de Cyrus sous l’identité d’un paysan censé être son sosie parlant), et de truculents personnages secondaires, qui apportent les épisodes comiques attendus par le public (Elcius prenant à partie le public pour brocarder le développement de l’usage du tabac). La réforme de l’opera seria fait cependant sentir son influence sur le sens général de l’intrigue : le « héros efféminé » cher à Cavalli a fait place à des monarques qui ont compris que leur grandeur tient à leur sagesse. Cet éloge de la morale n’empêche toutefois pas quelques critiques sociales ou politiques bien senties (ne serait-ce que dans la description initiale, assez caricaturale, d’un Crésus ivre de la puissance que sa richesse lui confère).

L’adaptation opérée par Johannes Pramsohler a consisté à réduire légèrement le nombre de personnages, en confiant les rôles secondaires d’Halimacus (précepteur d’Atys) et de Trigesta (servante d’Elmira) à des chanteurs endossant déjà un autre rôle, et à opérer des coupures (essentiellement dans les récitatifs, quelques airs ont également disparu), ainsi que quelques interpolations (la belle chaconne, curieusement replacée juste avant le combat des deux rois). Ces aménagements ne portent toutefois pas atteinte à l’esthétique générale de l’œuvre, et préservent l’essentiel de son originalité (en conservant les savoureux épisodes burlesques, parfois recomposés, comme la scène du troisième acte entre Trigesta et Elcius).

La mise en scène de Benoît Bénichou est construite autour d’un immense cube d’or, posé au centre de la scène. Celui-ci symbolise tout au long de l’intrigue la richesse de Crésus (dont il découvre l’inutilité lorsqu’il est vaincu puis condamné à mort par son rival), mais aussi les passions humaines qu’il soulève, et leur futilité. Il apporte aussi la lumière, dans une atmosphère générale assez sombre. Tournant au rythme de l’action, il abrite les entrées et les sorties des personnages, sert tour à tour d’abri à Crésus lors de sa captivité ou de balcon pour chanter un air. Ses parois accueillent à l’occasion quelques projections vidéos qui illustrent l’action. Au milieu de ce décor sobre et dépouillé, les chanteurs sont parés des nombreux et riches costumes créés par Bruno Fatalot : tenues dorées scintillantes pour Crésus et sa cour au premier acte, longues robes bouffantes pour les princesses Elmira et Clerida, la fraîche tenue de jeune paysan du vrai-faux Atys, ou encore le lumineux et extravagant habit d’Arlequin d’Elcius. La succession ininterrompue des costumes semble aussi refléter la frivolité des sentiments humains, que le philosophe Solon, sanglé dans un strict costume trois pièces, tente de combattre par une morale plus stable. Mentionnons également les maquillages soignés, souvent outrés eux aussi (comme l’or dont sont enduits tout entiers Crésus et sa cour au premier acte...), et les coiffures élaborées de Véronique Soulier Nguyen. L’ensemble est tout à fait plaisant à l’œil, et assoit le caractère divertissant de l’œuvre. On notera aussi la trouvaille finale consistant à faire interpeller Cyrus par les chanteurs placés dans la salle pour l’appeler à la clémence, comme s’ils exprimaient le souhait du public pour orienter le dénouement.

Johannes Pramsohler, dont on connaît par ailleurs les talents de violoniste (voir notamment la chronique du récent Paris Album ) se montre ici un chef lyrique inspiré et tout aussi talentueux. L’orchestration a été étudiée avec soin : l’Ensemble Diderot se compose pour la circonstance des traditionnelles cordes et clavecin, mais aussi de hautbois, flûtes à bec et basson, ainsi que de trompettes et de chalumeaux (ces derniers rappelant à propos la veine très XVIIème siècle du livret), et de timbales. Cet instrumentarium permet de rendre justice à la riche partition de Keiser. Les passages purement instrumentaux regorgent d’inspiration (parfois menés par le chef depuis son violon, comme durant l’ouverture). On retiendra en particulier la noble chaconne (qui évoque immanquablement celles de Lully dans ses opéras) et la tumultueuse sinfonia du combat (avec ses chalumeaux et ses percussions sonores), au premier acte. L’accompagnement des airs est tout aussi soigné, avec en particulier la présence du traverso qui confère aux situations amoureuses une atmosphère élégiaque. Les chœurs sont coordonnés avec précision, emmenés par des attaques incisives.

Dans le rôle titre, et bien qu’étant doté d’assez peu d’airs au total, le baryton chilien Ramiro Mataruna brûle les planches, grâce à son impressionnante présence scénique. Son timbre à la stabilité éprouvée emplit la salle du théâtre de l’Athénée dès le premier air (Weil die allerschönste Bluhm). Sa prononciation allemande est solide et articulée avec précision. Il atteint le climax de son expressivité au troisième acte, prisonnier clamant son malheur dans de beaux graves ouatés (Niemand kan aus diesem Ketten), puis dans sa poignante apostrophe finale Solon, weiser Solon, emplie de repentir sincère pour son orgueil passé. Nous avions croisé ces dernières semaines ce jeune chanteur dans la production de L’Empio punito au Festival d’Innsbruck (voir notre compte-rendu ), où ses brèves interventions ne permettaient pas vraiment de juger de son talent. Gageons que nous le retrouverons bientôt dans d’autres rôles baroques de premier plan.

Face à lui , le Cyrus d’Andriy Gnatiuk s’avère également très convaincant. Le jeune baryton, qui nous vient d’Ukraine, enflamme ses troupes à ses accents guerriers (Laβ ich meine siegende Waffen), appuyés par les trompettes, chalumeaux et timbales, puis savoure sa victoire dans une belle avalanche de graves (So jauchzet mein frölischer Muth !), qui lui vaudra de chaleureux applaudissements. Il proclame au finale sa clémence avec assurance, devant un micro !

Autre baryton du plateau, l’autrichien Wolfgang Resch avait repris en cours de répétitions le rôle du prince lydien Orsanes, dont le titulaire initialement prévu était souffrant. Son interprétation ne trahit toutefois à aucun moment ce remplacement tardif. Il traduit avec intelligence et sensibilité les sentiments successifs qui agitent ce prince félon : sa déception rageuse face à Elmira qui repousse ses avances (Lieben Leiden Bitten Flehen), la passion amoureuse (déclamée dans un enchanteur Mein Elmir, meine Sonne, relevé d’un évocateur solo de traverso), l’ambition politique qui va le pousser à trahir Crésus (Die Flamme steigt), la stupeur et l’effroi enfin, quand il comprend qu’il est face au véritable Atys, son rival (Werthes Glück, verlaβ mich nicht !). Cet air et son récitatif, particulièrement convaincants, seront largement et justement applaudis par le public.

Les trois ténors de la distribution se partagent des rôles contrastés. Benoît Rameau incarne à la fois le philosophe Solon, et Halimacus, précepteur d’Atys. Il s’acquitte avec beaucoup d’expressivité de ce double rôle, avec une solide diction allemande dans les récitatifs, et beaucoup de naturel dans les aigus. Jorge Navarro Colorado fait ici le grand écart entre Eliates, prince lydien fidèle à Crésus mais assez peu caractérisé, et Tregista, la servante délurée d’Elmira. Il se montre particulièrement convaincant dans ce dernier rôle, repoussant tout d’abord les avances d’Elcius, puis cédant lorsque ce dernier lui offre les accessoires de maquillage contenu dans son sac (Schminck ein Kleinod dieser Zeit). Le ténor espagnol, que nous avions l’habitude d’entendre chanter des rôles dramatiques haendéliens au Festival de Göttingen (voir notre compte-rendu Rodrigo), exploite ici avec beaucoup de naturel le décalage comique créé par la tenue d’un rôle féminin (fréquente, rappelons-le, dans le répertoire de cette époque : lire en particulier notre chronique Canto della nutrice). Et décernons une mention particulière à Charlie Guillemin, truculent Elcius, dont chacune des deux apparitions (au premier et au troisième acte, où il donne la réplique à Tregista avec l’air du marchand ambulant Kommt ihr Herren, interpolé du second acte) provoque les rires du public. Mentionnons aussi ses apparitions, généralement muettes, pour des mimiques sarcastiques autour des principaux personnages de l’intrigue.

Du côté des femmes, la soprano sud-coréenne Yun Jung Choi incarne Elmira, la bien-aimée d’Atys. Elle possède des aigus aisés, qui s’épanchent en délicats ornements perlés (Unglücks-Triebe, au premier acte) ou dévalent en cascade (Amor, sag was fängstu an ?, au second, avec une superbe reprise), qui lui valent des applaudissements répétés. Nous avons également beaucoup apprécié ses airs élégiaques (Wann zwei verliebte Hertzen, au premier acte, et Fühlestu noch Amors Kertzen, au second, délicatement accompagné par le traverso). Sa diction allemande manque toutefois un peu de fermeté, et son propos est parfois difficilement intelligible. Le rôle de Clerida est dévolu à la soprano française Marion Grange. Nous avons apprécié sa retenue pleine de pudeur pour repousser les avances d’Orsanes (Halt Amor ein), et ses duos avec Elmira sont également très réussis (particulièrement le Nein, nun wil ich nicht mehr leben, au troisième acte).

Autre jeune soprano française, Inès Berlet se taille un beau succès dans le rôle d’Atys. Son timbre cristallin fait merveille pour déclarer sa joie d’être parvenue à séduire Elmira sous l’apparence du vrai-faux paysan (Alle Freude leicht verstiebet et Ist niemand bewust, au second acte), puis appelant avec désespoir sa bien-aimée au troisième acte (Elmir, wo bleibestu ?). Son air de la lettre (Sol des Goldes Glantz) est un pur moment de bonheur pour l’oreille. Et sa diction allemande est tout à fait convaincante.

Les opéras de Keiser sont rarement donnés en France ; rappelons toutefois la représentation du Diana donnée à Strasbourg en 2018 à l’initiative de l’AMIA (voir le compte-rendu dans ces colonnes). On ne peut donc que se réjouir du choix opéré par Johannes Pramsohler et le théâtre de l’Athénée en faveur de ce compositeur original et savoureux, et du succès qu’a connu cette production auprès du public français. Souhaitons qu’il inspire d’autres productions du même compositeur sur les scènes francophones. Et signalons enfin, pour les amateurs qui n’auraient pas pu assister à ces représentations, qu’un enregistrement de Croesus, dirigé par René Jacobs, est disponible chez Harmonia Mundi.



Publié le 19 oct. 2020 par Bruno Maury