German baroque sacred music - Bach

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Sur le chemin de lumière

Certaines des pièces enregistrées ont été interprétées lors du concert Une soirée chez les Bach donné le 7 mars 2018 par Vox Luminis à l’Auditorium du Louvre. Nous croiserons nos deux écoutes pour les pièces qu’ils ont en commun.

Si la famille Bach était représentée sous la forme d’un arbre, la branche qui porte Johann Sebastian serait assurément la plus fructueuse. Mais certainement pas la seule à porter de beaux fruits. Lionel Meunier et le label Ricercar nous en administrent magistralement la preuve par l’exemple.

En substance, indique l’universitaire liégeois André Hautot, quatre branches principales se détachent du tronc commun personnifié par un meunier-boulanger mélomane de Thuringe, Veit Bach ( ? – vers 1578). Trois d’entre elles émanent de son fils Johannes « Hans » (1549 ?-1626) : les branches d’Erfurt, d’Arnstadt et de Franconie. Mais seules les deux premières fournissent la matière musicale à l’enregistrement des CD. Johannes (1604-1693) porte alors la bannière de la lignée d’Erfurt tandis que les deux frères Johann Christoph (1642-1703) et Johann Michael (1648-1694) émanent de la souche d’Arnstadt. Toutefois, lors du concert donné à l’Auditorium du Louvre, Lionel Meunier fait abstraction de la famille d’Erfurt pour inscrire au programme la branche de Franconie en la personne de son plus prestigieux représentant, Johann Sebastian. Il y ajoute celle, plus éloignée, de Meiningen, incarnée par Johann Ludwig (1677-1731). En fin de compte, le contenu des deux CD augmenté du programme du concert du 7 mars permet à l’ensemble Vox Luminis de mettre à l’honneur cinq parmi les principaux « porteurs du gène musical » (Hautot) de cette « race à laquelle l’amour de la musique et l’habileté semblent avoir été donnés en cadeau pour ainsi dire à tous ses membres » (Nécrologie de Johann Sebastian par Carl Philipp Emanuel Bach et Agricola, 1750 in Gilles CantagrelBach en son temps, Fayard, 1997).

Alors qui sont-ils ? Johann Sebastian et Johann Ludwig appartiennent à la même génération. Il n’est donc pas abusif d’imaginer qu’ils aient exercé une influence réciproque sur leurs styles d’écriture musicale. D’ailleurs, dix-huit cantates de Johann Ludwig ont été sauvées de l’oubli simplement parce que Johann Sebastian les avait recopiées de sa propre main… et réemployées, durant ses premières années d’activité à Leipzig, pour faire face à « l’énorme labeur (visant à) fournir chacun des cinquante-neuf dimanches et fêtes de l’année luthérienne comportant une musique » (Gilles Cantagrel, ibid).

Pour les trois autres, l’influence n’a pu s’exercer qu’à sens unique, à l’image « des affluents les plus profonds venus grossir le grand fleuve qui allait s’écouler de la plume de Johann Sebastian Bach » (Richard Campbell dans le livret du CD Welt, gute Nacht consacré à Johann Christoph– Cadogan Hall, 2011). Lorsque Johann Sebastien établit la généalogie de sa famille (Ursprung der musichalisch-Bachischen Familie, 1735), il égrène la liste de ses ancêtres dont il a amassé les archives pour constituer son précieux thesaurus musicus. De Johannes, il est peu question. Tout juste retrace-t-il les moments clés sa carrière, jusqu’au poste d’organiste et de directeur des musiciens municipaux d’Erfurt. A son grand-oncle Johann Christoph, il ne cache pas son admiration, le qualifiant de ein profonder Componist. Considéré comme « le plus grand des Bach avant l’arrivée de Jean Sébastien » par Alberto Basso (Jean Sébastien Bach, Fayard, 1979), la Nécrologie, déjà citée, confirme l’estime vouée par ses contemporains à l’organiste et au claveciniste de la cour d’Eisenach: « Johann Christoph en particulier se distingua dans l’invention de belles pensées aussi bien que dans l’expression des mots. Il composa, comme le permettait le goût de son temps, de manière à la fois galante et chantante et aussi avec beaucoup de talent pour plusieurs voix ». Comme son frère, Johann Michael est gratifié d’un qualificatif louangeur dans la généalogie établie par Johann Sebastian : war gleich seinem älteren Bruder, ein habiler Componist (fut, comme son frère aîné, un compositeur habile). Moins doué que Johann Christoph dans l’art du contrepoint, selon le General German Biography (zeigt sich als Contrapunkter nicht eben stark), la Nécrologie ne lui reconnaît pas de talents spécifiques. Il n’en est pas moins apprécié par ses contemporains si l’on en croit la mention figurant dans le registre de l’église de Dornheim dans laquelle, le 17 octobre 1707, Johann Sebastian épousa « la vertueuse demoiselle Maria Barbara, fille cadette de feu Johann Michael Bach, organiste à Gehren, en son temps honoré et célèbre dans son art » (Gilles Cantagrel, ibid).

Explorant un même genre musical, les motets allemands, l’ordonnancement du coffret et du concert ne visent pas les mêmes objectifs. L’excellent livret accompagnant les deux CD énonce le projet d’édition: en réunissant « les motets polyphonique conservés de ces trois compositeurs, Johannes, Johann Christoph et Johann Michael, (rassembler) l’entièreté des motets composés par les ancêtres de Johann Sebastian ». Pour notre plus grand bonheur, cette intégrale redonne donc une seconde vie à des compositions qui ont traversé les siècles. Quant au concert du 7 mars, nous devinons un projet centré sur l’évolution historique d’un genre musical que les cantates d’église finiront par supplanter. Même si la distinction entre « motet » et « cantate » doit être relativisée. En effet, Gilles Cantagrel (Passions, Messes et Motets, Fayard, 2011) ne rappelle-t-il pas que « la seule « cantate » de Bach publiée de son vivant… est intitulée motetto sur la page de titre gravée » (Gott ist mein König/ Dieu est mon roi BWV 71) alors qu’une pièce présentant toutes les caractéristiques d’un motet funèbre a été classée dans la catégorie des cantates (O Jesu Christ, meins Lebens Licht/ O Jésus Christ, lumière de ma vie BWV 118).

Vox Luminis sublime des pièces habituellement désignées sous le terme de Choralmotetten (motet-choral). Elles trouvent leur origine dans le Geystliches Gesangk Buchleyn (Petit livre de chants spirituels) élaboré par Johann Walter (1496-1570) et préfacé par Martin Luther (1483-1546) en 1524. A l’origine, ce livre de chants fournit aux motets une mélodie à partir de laquelle est constitué le cantus firmus. Portée par la voix de ténor ou de soprano, elle constitue le socle du chant polyphonique. Peu à peu, le cantus firmus sera submergé par une écriture libre en imitation dans laquelle la ligne mélodique circule entre les différentes parties vocales. D’une façon générale, les motets allemands s’inscrivent dans la catégorie des Sterbelieder (hymnes funèbres). Ces chants accompagnent habituellement les différentes étapes du chemin qu’empruntent le corps et l’âme du défunt : la veillée mortuaire, la levée du corps, les funérailles proprement dites et le service commémoratif (Gedächtnisgottesdienst). L’intégralité du CD1 est dédiée à ces motets funèbres. Toutefois, un motet peut également être interprété dans un cadre liturgique plus classique, par exemple à l’Introït (l’entrée du célébrant), à la Communion, au cours des Vêpres ou lors de célébrations diverses telles que les mariages, investitures officielles ou manifestations festives. Le CD2 propose des motets composés pour le temps de la Passion ou de la Nativité, deux moments-clés du calendrier liturgique.

Le concert donné à l’Auditorium présente une autre particularité. Chaque motet est introduit par une pièce d’orgue admirablement interprétée par un Bart Jacobs dont nous avions déjà fait l’éloge pour sa participation, depuis le grand orgue d’Arques la Bataille (Seine Maritime), à l’interprétation de la Messe en si mineur BWV 232 (voir notre chronique publiée le 17 septembre 2017). Malheureusement, le programme ne fournit aucune indication relative à l’origine de ces pièces. L’organiste a-t-il puisé dans les 44 Choräle zum Präambulieren (44 Préludes de chorals) de Johann Christoph ? S’est-il intéressé à quelques-unes des 72 verschiedene fugierte und figuriete Choralvorspiele (72 Préludes de chorals fugués et figurés) de Johann Michael ? S’est-il tourné vers d’autres compositeurs de pièces d’orgue ? Bien que notre curiosité ne puisse être satisfaite, reconnaissons que ces pièces ont parfaitement rempli leur office de « prélude », donnant le ton à la partie vocale et annonçant la thématique du motet dans une forme plus ou moins richement ornée.

Johann Michael ouvre le concert. Sans autre logique que celle de la recherche de contrastes expressifs, deux motets funèbres encadrent deux cantiques célébrant la Nativité. Le motet Herr, ich warte auf dein Heil (Seigneur, j’attends ton salut) est confié à deux ensembles vocaux constitués chacun des quatre voix d’un chœur mixte : Sopranos (S), Altos (A), Ténors (T) et Basses (B). Il met en scène les doutes de l’âme confrontée à la mort. Le chœur I manifeste une impatience mêlée de crainte. Il répète inlassablement sa supplique (ich warte auf dein Heil), usant de la rhétorique de la répétition pour se rassurer et de longs mélismes plaintifs sur le mot warte (j’attends) pour souligner la souffrance provoquée par l’interminable attente du salut. Le chœur II se montre apaisant dans sa manière de dérouler le choral Ach wie sehnlich war ich der Zeit wenn du, Herr, kommen wirst (Ah comme j’attends avec impatience le temps où toi, Seigneur, tu viendras) à l’allure paisible des notes longues. Luther destinait ce cantique à l’accompagnement des malades et des mourants. Les deux chœurs interviennent en alternance, installant ainsi un contraste rythmique binaire entre la frénésie inquiète du premier et la pondération rassurante du second. Lorsque le chœur II entonne la seconde strophe, le chœur I réagit vigoureusement au mot warte comme pour amplifier l’angoisse de l’attente. Dans un style en imitation, les deux chœurs se superposent sur le verset O komm und hole mich (Viens et cherche-moi) avant de se rejoindre sur une ligne mélodique descendante puis de s’éteindre dans un mouvement homophone conclusif. Dans sa biographie consacrée à Johann Sebastian Bach, le musicologue Philipp Spitta (1841-1894) considérait unter allen Motetten möchet dies die vollendetste sein (de tous les motets je le considère comme le plus accompli). Impression que partageait implicitement le public qui a salué la reprise de ce motet en « bis », mais cette fois en fusionnant les deux chœurs. Un « essai », expliquait Lionel Meunier. Essai concluant, à n’en pas douter !

Le motet Halt, was du hast (Conserve ce que tu possèdes) met en regard deux textes portés par deux chœurs aux coloris opposés, plus nettement encore sur le CD : un chœur aigu (SSATB) emmené par les soprani et un chœur grave (ATTB) dominé par les ténors. Tandis que le chœur grave entonne résolument les deux premiers versets du texte de l’Apocalypse de saint Jean, le chœur aigu déroule posément la première strophe du choral Jesu meine Freude (Jésus ma joie) dans le texte de Paul Gerhardt (1607-1676) mis en musique par Johann Crüger (1598-1662) en 1653. Hormis leurs coloris, ces deux chœurs diffèrent également par leurs dynamiques. Le style syllabique du choral installe une atmosphère sereine contrariée par les interférences « théâtralisée » du texte de l’Apocalypse. Cette alternance serrée de courtes sections contrastées vise à provoquer un effet dramatique en soumettant successivement l’auditeur à la tension propagée par le chœur grave puis à la détente inspirée par le chœur aigu. Cette tension s’apaise lorsque les deux ensembles se rejoignent progressivement pour la strophe finale. Le chœur aigu poursuit d’abord sur le mode choral tandis que le chœur grave réalise les effets d’écho. Ils finiront par fusionner dans un émouvant Gute Nacht gegeben (Adieu à jamais) homophone.

Les motets pour le temps de la Nativité sont naturellement éclairés d’une lumière radieuse. Sei, lieber Tag, wilkommen (Sois le bienvenu, cher jour) s’adresse à un chœur mixte à six voix (SST/ ATB). Appartenant à la catégorie des Neujahrsmusiken (musiques pour la nouvelle année), ce motet a pu être interprété lors des premières Vêpres de la nouvelle année (1670 ?). Son écriture s’écarte ostensiblement du style choral. Il s’illumine de mille feux contrapunctiques emportés par des passages mélismatiques déclencheurs de joie, particulièrement dans la strophe finale. Le tempo est enlevé, s’accélérant dans certains motifs figuratifs (pour souligner les mots Freude/ joie ou vollen Chöre/ grands chœurs), se relâchant pour vénérer Dieu qui erlöst aus aller Not (délivre de toute misère). En termes de distribution vocale, les deux chœurs se partagent une même strophe pour se rejoindre dans un tutti auréolant le dernier verset. Les combinaisons vocales varient selon les strophes. Les deux premières évoquant le Dieu créateur sont entonnées par les ATB ; les deux suivantes s’adressant plus particulièrement à la personne de Jésus sont ouvertes par les SST. Une répartition conforme à la tradition qui fait porter les messages divins par les voix de basses et les paroles christiques par les voix de ténors.

Toujours destiné à saluer la nouvelle année, Nun treten wir ins neue Jahr (A présent nous entrons dans la nouvelle année) évoque l’impétuosité des motets de Heinrich Schütz (1585-1672), tout particulièrement l’Amen final. Est-ce parce que Johann Michael s’est probablement inspiré du motet composé, à partir du même texte, par l’un des élèves du Sagittarius, Andreas Hammerschmidt (1611 ?-1675) ? Deux chœurs (SATB) se donnent la réplique, l’un faisant écho aux propos de l’autre. Chaque verset est répété de trois à cinq fois, la dernière étant chargée d’altérations. La dissonance est particulièrement appuyée sur uns auch bewahr (préserve-nous), transformant l’appel rassuré en adjuration anxieuse. Ces répétitions projettent l’image d’un homme conscient de sa fragilité qui adresse à Dieu des demandes pressantes pour que, au seuil de la nouvelle année, il puisse dies ganze Jahr zubringen mögen ohn Gefahr (passer toute l’année sans danger). L’Amen conclusif prend la forme d’une admirable séquence fuguée affirmant une assurance respectueuse en la Providence.

Avec le motet pour deux chœurs à cinq voix (SS/ATB) Der Mensch, vom Weibe geboren, Johann Christoph abandonne plus ostensiblement le cantus firmus. Dans le texte de Job traduit par Luther (1545), il distingue deux parties. La première strophe prend la forme d’un concert spirituel à la manière italienne. Le titre est énoncé sur un mode homophonique orné de discrets mélismes. La répétition du lebt kurze Zeit (vit peu de temps) veut souligner la thématique récurrente dans le genre des Sterbelieder : ne jamais oublier que la vie humaine est de courte durée. La suite du texte est parsemée de madrigalismes. Pour donner l’image d’une vie agitée, le Unruhe (trouble) est emporté par un mélisme électrisé par un chapelet de doubles croches. De même, l’image de la fleur qui s’épanouit avant de faner est remarquablement rendue par une ligne mélodique ascendante suivie d’une descente chromatique dont l’intensité baisse peu à peu pour finalement s’éteindre dans un silence. Les strophes suivantes s’apparentent à une forme en rondo. Sur une ligne mélodique inchangée, elles sont confiées à des combinaisons vocales sans cesse redistribuées : un solo d’alto, suivi d’un duo de soprani qui cède la place à un duo constitué d’un ténor et d’une basse. Lors du concert du 7 mars, le trio SAB est joliment accompagné par les cordes pincées de la basse de viole de Ricardo Rodriguez Miranda. Le motet s’achève sur un tutti que l’ensemble de l’assemblée des fidèles pouvait parfaitement rejoindre, tant la ligne mélodique, jusque-là répétée à quatre reprises, est d’une éclatante simplicité. Malgré le refrain martelant que l’homme est voué à la mort (Ist er schon zum Tod erkoren), la tonalité est apaisée, témoignage vivant de la foi du compositeur en la promesse d’une vie éternelle.

Le motet pour huit voix réparties en deux chœurs identiques (SATB) Ich lasse dich nicht, du segnest mich denn (Je ne te laisserai pas tant que tu ne m’auras pas béni) est désormais attribué à Johann Sebastian (BWV Anhang/Appendice 159). Parce que son écriture évoque le style singulier de Johann Christoph, un long débat avait, jusque récemment, opposé les spécialistes sur son auteur véritable. Le texte mis en musique associe un verset biblique à une strophe d’un choral luthérien. L’extrait de la Genèse (32,26) donne lieu à des développements mélodiques ponctués par un Ich lasse dich nicht (je ne te lâcherai pas) lancinant. Il évoque l’agression nocturne de Jacob au cours de laquelle celui-ci finit par s’apercevoir qu’il s’agrippe à un ange. Comme Jacob en son temps, le fidèle transpose cet épisode dans sa propre vie : le Christ doit absolument me sauver. Les deux chœurs se répondent sur un ton surchargé d’émotion, adapté aux circonstances funèbres de sa première exécution, en 1713 : les funérailles de Margarethe Feldhaus, l’épouse du bourgmestre d’Arnstadt, lui-même parrain de Maria Barbara Bach (Gilles Cantagrel - Passions, Messes et Motets). Le chœur I énonce le thème, le chœur II lui répond en écho. Au fur et à mesure, les séquences alternées des deux chœurs se rapprochent pour se rejoindre dans une conclusion homophone. Dans la seconde partie, le texte et la mélodie sont extraits du choral Warum betrübst du dich, mein Herz (Pourquoi te troubles-tu, mon cœur ?) publié par Erasmus Albertus (1500-1553) à Nuremberg en 1561. Elle débute sur un tempo animé, cadencé par des Ich lasse dich nicht perlés, coulant de l’alto à la basse. Les sopranos entonnent alors le choral en notes longues et apaisées. Ces tempos contrastés semblent figurer le chant de l’âme du défunt, tiraillée entre l’agitation inquiète des humains et la sérénité promise du repos éternel.

L’affection portée à son grand-oncle et la proximité des talents de Johann Christoph et Johann Sebastian sont encore plus perceptibles dans le motet à huit voix pour double chœur Lieber Herr Gott, wecke uns auf (Seigneur Dieu, réveille nous). Ecrit par le premier, le second le dote d’un arrangement instrumental (cordes et hautbois) quelques mois avant sa mort, pour être interprété lors de ses propres funérailles. Johann Sebastian se conforme ainsi à l’ars moriendi recommandé par Luther dans son Sermon sur la préparation à la mort (1518-1519) : se préparer à la mort est un devoir de tout bon chrétien. Vox Luminis nous plonge dans la partition d’origine avec une ferveur envoûtante. L’invocation (Lieber Herr Gott) est partagée entre les deux chœurs sur une tonalité révérencieuse exprimée en notes longues. Le tempo s’accélère dès les mots suivants, secouant un wecke uns auf plusieurs fois répété. Il s’arrêtera bientôt sur une amplification de ihn mit Freude (dans la joie) emportée par des mélismes d’une vivacité joyeuse. Une atmosphère contemplative s’installe enfin pour exprimer l’attachement au service du Christ. Un passage en style syllabique prépare un motif en imitation poussé sur une ligne ascendante, jusqu’à l’invocation homophone Jesum Christum unsern Herren (Jésus Christ notre Seigneur). Un Amen final, bref mais rayonnant, couronne l’ensemble. Comme pour le motet Nun Treten wir ins neue Jahr, la présence de l’Amen indique sa destination, celle d’un office des Vêpres.

Ces sept motets ont constitué le programme de la première partie du concert donné à l’Auditorium du Louvre. Bouquet subtilement composé, ils ont médusé une salle comble, conquise par les sons et attentive aux recompositions permanentes des parties vocales. Le prodigieux sens artistique de Vox Luminis n’est plus à démontrer. Il s’est manifesté, une nouvelle fois, par la précision avec laquelle chaque partie porte sa ligne mélodique et dans le pur alliage qui résulte de leur fusion. Sa capacité à faire communier le public à la « divine harmonie » ne laisse personne insensible. En témoignent le silence absolu tenu durant toute cette première partie et les applaudissements nourris qui ont salué la performance des interprètes à l’heure de l’entracte. Bien entendu, nous y incluons les porteurs du continuo, musiciens discrets mais jamais absents. L’ensemble étant entraîné par un incomparable Lionel Meunier qui veille sur ses interprètes d’un œil complice et confraternel.

Pour être complets, la deuxième partie du concert a d’abord donné la parole à Johann Ludwig. Le motet pour huit voix en double chœur (SATB) Das Blut Jesu Christi présente une similitude avec ceux de ses cousins. En effet, le texte associe un verset biblique (en l’occurrence l’Evangile selon saint Jean 1,7) et deux strophes d’un cantique luthérien (Jesu, der du meine Seele) de Johann Rist (1607-1667). En revanche, l’écriture musicale intègre toutes les techniques modernes. Ainsi, la parole évangélique fait l’objet d’un long développement et sa ligne mélodique s’enrichit de multiples ornements. Quant au choral, il est confié à un duo de solistes (SA) pour la première strophe, la seconde étant interprétée par les deux chœurs en écho. Le second motet à double chœur (SATB) Das ist meine Freude (Ceci est ma joie) surpasse le premier en termes d’ornementations. Il s’élance à l’allure d’une danse joyeuse, ponctuée par des Das (Ceci) martelés comme pour désigner par des gestes vifs et réitérés ce qui occasionne la joie, à savoir le fait de prendre le parti de Dieu. Du terme Freude (joie) jaillissent des mélismes en liesse et de longues notes tenues dans les aigus. Les rares passages homophones sont destinés à nommer la source de tant de bonheur : meine Zuversicht setze auf dem Herren (j’accorde ma confiance au Seigneur). Motet virtuose, diamant à l’état pur, il montre également toute l’étendue des talents de Johann Ludwig et expliquerait, à lui seul, pourquoi Johann Sebastian l’estimait au point de le copier. Le concert s’achève sur une pièce funèbre débordante de la foi exubérante du Kantor de Leipzig en Jesu meine Freude (Jésus ma joie) BWV 227. Les onze mouvements qui composent ce motet pour deux chœurs à cinq voix (SSAAB/ SSTTB) sont construits en arche, la fugue du sixième mouvement en constituant le sommet. L’analyse de cette pièce magistrale se trouve facilement sur internet ou dans les Passions, Messes et Motets de Gilles Cantagrel. Nous retiendrons simplement de la magnifique interprétation par Vox Luminis la délicatesse avec laquelle chacune des nuances est ciselée pour composer, pièce après pièce, une grandiose mosaïque sonore.

Pour finir, revenons aux deux CD. Ils offrent à l’oreille de l’auditeur 33 motets au total dont 3 composés par Johann, 16 par Johann Christoph et 13 par Johann Michael (le dernier étant le Ich lasse dich nicht que nous avons évoqué plus haut). Le concert nous a donc fait goûter moins du quart des pièces enregistrées. Plusieurs de ceux qui n’avaient pas été inscrits au programme se signalent cependant par une brillance dont nous ne pouvons, ici, renvoyer que de trop modestes reflets.

D’une façon générale, les précurseurs de Johann Sebastian veillent avec un soin particulier à donner une âme à leur musique. Johann Michael livre notamment deux exemples d’une émouvante beauté. La simplicité bouleversante de Ich weiss dass mein Erlöser lebt (Je sais que mon Sauveur est vivant) est empreint d’une profondeur pudique qui saisit l’auditeur. A l’opposé, dans Herr, wenn ich nur dich habe (Seigneur, si je n’ai que toi), une soprano virtuose le galvanise, lui insufflant une énergie joyeuse en contradiction avec la vocation funèbre du motet mais en cohérence avec l’esprit de son temps : la mort libère l’homme des vicissitudes terrestres et prélude aux félicités de la vie éternelle. Cette émotion se devine également dans un motet en forme d’aria : Weint nicht um meinem Tod (Ne pleurez pas ma mort). Johannes y achève cette longue succession d’airs confiés successivement à des solos, duos ou trios par un touchant Drum Erde gute Nacht (Donc, terre, adieu). Balancé au rythme d’une berceuse, la musique endort l’âme du défunt en lui souhaitant littéralement une « bonne nuit ». Cette expression, alors courante dans l’univers des cantiques funéraires, joue sur l’ambivalence entre les vœux de paix adressés à l’être aimé avant son sommeil et les vœux de « bonne mort » exprimés au moment des adieux à l’existence terrestre. Bouleversante dans son allure, sa forme préfigure les futures cantates nourries d’arias.

Car leur génie musical s’enrichit également au contact de tous les courants esthétiques qui soufflent sur le monde musical germanique. Certes, en adoptant le genre des Choralmotetten, ils s’inscrivent à dessein dans la mouvance de la Réforme luthérienne. Mais ils captent également toutes les nouveautés, principalement celles qui soufflent depuis l’Italie. Trois exemples suffiront à l’illustrer. Johannes applique à Unser Leben ist ein Schatten (Notre vie est une ombre) le principe de spatialisation du cantar lontano (chanter de loin) qu’Ignazio Donati (1570-1638) avait théorisé dans son traité Sacri concentus publié à Venise en 1612. Dans son motet, il ose même inverser l’effet d’écho, le chœur principal chantant le texte avec une intensité tamisée par la distance tandis que le chœur chargé de l’écho lui répond avec la puissance de la proximité. Johann Christophe applique-t-il les préceptes monteverdiens du huitième livre de madrigaux (1638) lorsqu’il laisse le texte dicter la musique de Der Gerechte, ob er gleich zu zeitlich stirbt (Le juste, bien qu’il meure avant l’heure) ? Enfin, dans les sept couplets de son Merk auf, mein Herz (Sois attentif, mon cœur), Johann Christoph livre une véritable anthologie des styles d’écriture musicale de son temps. Le style choral se métamorphose d’abord en exercice contrapunctique complexe. Les strophes suivantes sont ensuite animées par le rythme d’une danse avant d’entrer dans une suite de séquences madrigalesques dans lesquelles une aigre descente chromatique pleure la misère (Elend), des mélismes imitent le braiment de l’âne (Esel) ou de longues notes tenues dans l’aigu figurent le repos (Ruhe). La strophe finale relie la tradition et la modernité. La mélodie du choral, interprétée en cantus firmus par les soprani, est gainée par des développements contrapunctiques évoquant le stylus phantasticus alors en vogue chez les grands organistes de l’Allemagne du Nord.

Bien d’autres pépites jalonnent le programme d’écoute proposé. Comme ce somptueux Das Blut Jesu Christi de Johann Michael ouvert par l’unique sinfonia instrumentale (cornet et trombone). Ou cette version du Cantique de Siméon (Herr, nun lässest du deinen Diener in Friede fahren/ Seigneur, laisse maintenant ton serviteur partir) dans laquelle Johann Christoph rivalise avec le grand Schütz. Certes, ces motets n’atteignent généralement pas les sommets d’inventivité des mouvements en imitation qui vivifient les concerts spirituels du Vater der deutschen musik (Père de la musique allemande) auquel nous avons consacré trois chroniques (voir les chroniques de l’Intégrale Schütz I, II et III récemment publiées). Elles sont pourtant de petites merveilles de goût, charmantes par leur simplicité et envoûtantes par la ferveur qu’elles renferment. Car ces condensés musicaux sont également porteurs de messages. Pour les apprécier à leur juste dimension, il convient de ne pas dénouer les liens qui unissent les sons et le sens. C’est d’ailleurs ainsi que Martin Luther définissait la finalité de la musique : « (elle) seule mérite d’être célébrée après la parole de Dieu, elle qui maîtrise et dirige les affections humaines… par lesquelles les hommes… sont gouvernés et entraînés ». Ce magnétisme opère lorsque nous nous mettons dans les dispositions d’esprit de leurs concepteurs. L’initiative conjuguée d’un label tel que Ricercare et d’un ensemble aussi talentueux que Vox Luminis crée toutes les conditions pour nous laisser séduire par ces petits concerts spirituels. Composés à l’intention des paroisses pour soutenir la dévotion populaire, ils réjouissent les cœurs dans les moments festifs et accompagnent l’âme des défunts sur le chemin de lumière qui les conduit aux portes de la vie éternelle. Quatre siècles nous séparent de leur création. Mais elles n’ont rien perdu de leur potentiel spirituel.



Publié le 01 avr. 2018 par Michel Boesch