Céphale et Procris - Jacquet de la Guerre

Céphale et Procris - Jacquet de la Guerre ©
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Aimable redécouverte de l’unique opéra d’Elisabeth Jacquet de La Guerre

En cette période contemporaine plus sensible au rôle des femmes dans les arts et les sciences, le choix d’un opéra d’Elisabeth Jacquet de La Guerre (1665 – 1729) vient à propos nous rappeler le rôle éminent de cette compositrice au cours de cette « période grise » de l’histoire musicale française, entre la mort de Jean-Baptiste Lully (1687) et le premier succès de Jean-Philippe Rameau (avec la création d’Hippolyte et Aricie en 1733). Fille d’un facteur d’instruments et organiste à Saint-Louis en l’Ile, la jeune Elisabeth manifeste très tôt des dons pour la musique. Dès l’âge de cinq ans, elle est remarquée par Louis XIV pour ses talents de claveciniste. Elle lui en demeurera toujours reconnaissante, lui dédiant la plupart de ses compositions. Toutefois, après son mariage avec l’organiste Marin de La Guerre en 1684, elle quitte Versailles pour Paris, où elle donne des leçons de clavecin et organise des concerts. Elle compose également, essentiellement des pièces pour clavecin et des cantates profanes (la cantate de cette époque étant, rappelons-le, une sorte d’opéra miniature, généralement confié à un seul interprète et à une formation musicale restreinte, aisé à monté dans un cadre privé). Son unique « grand » opéra, Céphale et Procris, fut créé en 1694 à l’Académie Royale de Musique.

L’intrigue est tirée d’un épisode des Métamorphoses d’Ovide, adapté par Joseph-François Duché de Vancy (1668 – 1704), jeune librettiste protégé par madame de Maintenon. Elle est introduite par un prologue : Flore et Pan chantent la gloire du roi ; ils sont rejoints par Nérée, sorti de « l’empire de l’onde », qui annonce le thème de la pièce, les amours de Procris. Fille du roi d’Athènes, elle est amoureuse et aimée du beau Céphale. Mais les dieux s’en mêlent : Borée, fils de la déesse Aurore, convoite Procris, tandis que sa mère tente de séduire Céphale. Alors que le roi s’apprête à unir sa fille à Céphale, la Prêtresse l’en dissuade : une Désse commande d’accorder Procris à Borée ! A l’acte II, les amants se lamentent de ce retournement. Céphale veut se venger de Borée, mais Aurore intervient et lui suggère que Procris ne lui est pas fidèle. A l’acte III, tandis que Céphale se désole, Iphis lui suggère de se consoler, appuyée par la troupe des Plaisirs et des Grâces. Aurore survient, et lui déclare sa passion. L’acte IV débute sur une scène de badinage entre Arcas et Dorine, confidente de Procris. Aurore survient et leur annonce qu’elle va mobiliser la Jalousie pour parvenir à ses fins envers Céphale ; Iphis l’y encourage. Tandis que Procris veut s’abandonner à la mort, la Jalousie lui apparaît, entourée de la Rage, du Désespoir et d’autres démons, qui la persuadent de l’infidélité de Céphale. Quand celui-ci la rejoint, elle le rejette ; les deux amants s’accusent mutuellement d’infidélité. A l’acte V, Dorine informe Procris que Céphale, au désespoir, cherche à la revoir. Mais celle-ci accepte enfin d’épouser Borée, qui triomphe. Seule, elle laisse éclater son chagrin. Apitoyée, Aurore survient et révèle à Procris que ses soupçons ne sont que la conséquence d’une machination divine. Satisfaite d’avoir pu dominer ses propres sentiments, Aurore est avertie par Iphis que Céphale a par accident blessé mortellement Procris d’une flèche destinée à Borée. L’opéra s’achève sur la mort de Procris, entre les bras de son amant inconsolable, qui déclare vouloir la rejoindre aux Enfers.

Ce canevas, relativement ténu, porte la marque d’éléments plus anciens du répertoire lyrique, remontant à l’opéra vénitien (et souvent repris par Lully et Quinault) : les interventions répétées des dieux (qui autorisent les rebondissements les plus improbables…), le double couple amoureux (avec les scènes de badinage entre Dorine et Arcas)… Pourtant Jacquet de La Guerre y développe un langage musical déjà bien éloigné de celui du Surintendant : son orchestration, en particulier, est nettement plus dense, en phase avec la tendance que l’on peut observer dans la production contemporaine (la Circé de Desmarest, créée quelques mois plus tard dans cette même Académie Royale - voir notre compte-rendu), qui s’accentuera au début du siècle suivant avec Campra (voir notre chronique d’Idoménée) ou Destouches (voir la chronique de la Sémiramis). Elle développe en particulier de riches pages orchestrales qualifiant puissamment une atmosphère, enchanteresse (à l’acte III, dans le divertissement des Plaisirs et des Grâces) ou au contraire effrayante (à l’acte IV, dans la scène des Démons). Surtout, et c’est à notre avis sa principale originalité, la compositrice caractérise avec beaucoup de soin la psychologie de ses personnages, qui développent leurs sentiments parfois contraires dans d’assez longs récits à la narration habilement conduite : Borée à l’acte I, Procris au début de l’acte II et de l’acte V, Céphale à l’acte II ou au début de l’acte III… Cette caractérisation poussée, qui suspend régulièrement le cours de l’intrigue, est peut-être d’ailleurs ce qui a dérouté le public lors de la création : l’œuvre a été retirée de l’affiche au bout de cinq ou six représentations, décourageant la compositrice de concevoir d’autres tragédies lyriques. Sébastien de Brossard en perçut toutefois la valeur et l’originalité, puisqu’il fit jouer Céphale et Procris à Strasbourg en 1696.

Reinoud Van Mechelen confirme avec brio la veine magistrale qui nous avait enchantés il y a quelques semaines dans le rôle de David à la Chapelle royale (voir notre chronique du David et Jonathas). Le timbre est parfait sur toute l’étendue de la gamme, l’aisance impressionnante dans ce registre aigu qui caractérise le répertoire de haute-contre. La diction est ferme et précise (on notera au passage l’usage, par tous les interprètes, de la prononciation restituée de cette époque, avec ses diphtongues inhabituels à nos oreilles modernes). Avec un engagement scénique de chaque instant, il restitue à ses personnages l’épaisseur dramatique inscrite dans le livret. Il en va ainsi, dès le prologue, avec son Nérée majestueux et sentencieux (Je sors de l’empire de l’onde), dont l’entrée est précédée d’une marche orchestrale solennelle. Mais c’est évidemment dans les grands récits de Céphale qu’il nous impressionne le plus : apostrophe Dieux cruels, dieux impitoyables (acte II), désespoir du début de l’acte III (Amour, que sous tes lois cruelles). Nous avons aussi beaucoup aimé la profondeur sensible et toute intérieure de la peine dans laquelle il referme l’abrupt et dramatique final (Achève, ô ciel barbare).

Deborah Cachet campe avec tout autant d’engagement une Procris sensible, contrariée par l’inopportune assiduité de Borée et dont les espoirs amoureux sont broyés par les conspirations de l’Aurore. S’appuyant sur une diction d’une remarquable clarté, elle colore son timbre gracile des accents d’un perpétuel désespoir : Lieux écartés, paisible solitude (au début de l’acte II), la touchante invocation Funeste mort (acte IV), accompagnée d’impressionnants bruitages, le grand récit du début de l’acte V Ne me parle plus d’un parjure. Retenons encore sa saisissante prestation au final (Non, vivez), d’une tension dramatique exacerbée par ses derniers instants.

Lore Binon est tout à la fois une Flore au timbre gracile (au Prologue) et Dorine, confidente bienveillante des malheurs de Procris dans l’intrigue principale. Nous avons aimé sa prestation dans les deux scènes de « marivaudage » avec Arcas (à l’acte I et à l’acte IV), où elle oscille habilement entre ingénuité et espièglerie pour mieux tenir à distance cet amant improbable.

Les interventions de l’Aurore constituent un des ressorts essentiels de cette intrigue. Ema Nikolovska l’incarne avec force, à travers une présence physique particulièrement expressive (grâce notamment à une gestuelle très développée) et à son timbre solidement charpenté (sans toutefois écraser celui de ses partenaires). Elle se glisse sans peine dans les méandres psychologiques de la déesse : tour à tour distillant à Céphale le venin de la jalousie (Procris peut vous tromper), amoureuse implorante (Cessez d’être sensible) qui déchaîne ensuite son courroux devant Iphis, dans un magistral numéro gestuel et vocal qui conclut l’acte III, déesse en furie appelant à son aide la Jalousie et les démons (O vous implacable ennemie, époustouflant numéro scénique et vocal) puis tentant vainement au cinquième acte de réparer les conséquences de ses machinations.

Soulignons aussi la présence de Gwendoline Blondeel, prêtresse impérieuse qui interrompt au nom de la déesse le projet de mariage entre les deux amants (Prince,que faites-vous ?) et active complice des intrigues de sa maîtresse dans le rôle d’Iphis. Ses reflets nacrés soulignent opportunément la sensualité du Pour rendre un amant volage, lancé à Aurore, ou de l’invitation aux plaisirs adressée à Céphale (Vous devez espérer).

Lisandro Abadie habite lui aussi avec force les rares apparitions de Borée, protagoniste essentiel de l’intrigue. Ses graves mesurées et impérieux, soutenus par une ferme projection, traduisent à merveille la détermination douloureuse et implacable avec laquelle son personnage court après une union avec Procris sans cesse différée. Marc Mauillon peine tout d’abord un peu à donner de l’éclat à l’air du Thrace (Paisibles habitants, à l’acte II). Mais sa percutante intervention en Jalousie, dans la scène des démons de l’acte IV, balaie totalement cette première impression. Son timbre, habilement déformé par des accents grinçants et menaçants, démultiplié par des mimiques grimaçantes, produit un effet saisissant sur le public, consacrant ce passage comme un des moments les plus marquants de la partition. Autre baryton de la distribution, Samuel Namotte anime avec passion le rôle court et un peu falot d’Arcas de ses tirades enflammées (En vain le changement). Soulignons encore les prestations de haute tenue des choristes assurant les nombreux rôles secondaires du livret : le savoureux duo de la bergère et du pâtre au second acte, accompagné à la guitare (Les rossignols dès que le jour commence) et surtout l’apostrophe élégiaque de la Suivante de la Volupté (brillante Wei-Lian Huang, déjà appréciée en Nymphe dans le Prologue) dans la scène des Plaisirs et des Grâces de l’acte III (Tendres amants bravez vos peines).

Passant d’une manière très fluide de ses parties chantées à la direction de son ensemble A Nocte Temporis, Reinoud Van Mechelen s’implique à nous restituer l’originalité de la musique d’Elisabeth Jacquet de La Guerre, dont la plupart des airs sont précédés par d’entrées orchestrales très soignées. Nous en avons retenu en particulier d’aimables solos de traversos, de sonores parties de guitare (comme dans le duo de la bergère et du pâtre, à l’acte II) et les brillantes interventions de la trompette naturelle de Jean-François Madeuf (avant le chœur des Athéniens à l’acte I). Mentionnons aussi la diversité des percussions : timbales, tambourin, castagnettes, notamment dans les ballets. Les deux grandes scènes d’ensemble (les Plaisirs et les Grâces à l’acte III, et La Jalousie et les Démons à l’acte IV) sont menées avec beaucoup de vigueur. Soulignons enfin les qualités du chœur, aux attaques précises et aux ensembles d’une grande clarté. En fin, pour nos lecteurs qui n’auraient pas eu le plaisir d’assister à ce concert (et pour ceux qui voudraient le réécouter), précisons qu’il a fait l’objet d’un enregistrement à paraître prochainement, qui viendra enrichir le catalogue du label Château de Versailles Spectacles.



Publié le 01 févr. 2023 par Bruno Maury