Ercole amante - Bembo

Ercole amante - Bembo © WDR / Thomas Kost
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Antonia Bembo, chanteuse et compositrice au destin contrarié

Destin mal connu mais original que celui d’Antonia Bembo, née vers 1640 Antonia Padoani en Vénétie. Fille de médecin, elle reçoit une solide éducation musicale, en particulier auprès du célèbre compositeur et organiste Francesco Cavalli (1602-1676). Elle chante également avec le compositeur et guitariste Francesco Corbetta (1615-1681). En 1659 elle épouse Lorenzo Bembo, héritier d’une riche famille patricienne de la Sérénissime, et donne rapidement naissance à trois jeunes enfants. Son mari s’éloigne temporairement pour combattre au cours de la guerre de Candie (1667- 1669). Son retour exacerbe les tensions dans le couple, Antonia le quitte pour fuir sa violence et tente d’obtenir une séparation officielle, qui ne lui sera pas accordée. Au début de l’année 1677, elle se rend à Paris, probablement dans la suite de l’ambassadeur de Venise en France nouvellement nommé. Grâce vraisemblablement aux recommandations de Corbetta, lui-même venu faire carrière à Paris, elle se produit à la Cour comme chanteuse et y rencontre le succès. Elle obtient l’attention bienveillante de Louis XIV, qui lui accorde une pension et le droit de séjourner dans une institution religieuse où elle pourra s’adonner à la composition musicale. En 1695 elle adresse au Roi-Soleil un premier recueil de cantates, en italien et en français. Elle décède vers 1720.

Auparavant, elle met en musique son unique opéra, Ercole amante. Il s’agit de la reprise du livret écrit par l’abbé Buti pour l’œuvre donnée en février 1662 dans le cadre des fêtes du mariage de Louis XIV avec Marie-Thérèse (voir notre chronique), sur une musique de Francesco Cavalli et avec des ballets de Jean-Baptiste Lully. Si la pratique de remettre en musique un livret existant était une pratique tout à fait courante à la période baroque (certains livrets ont donné naissance à des dizaines de versions !), la démarche d’Antonia Bembo interroge. Car d’une part il s’agissait du premier opéra d’une compositrice alors fort âgée (plus de soixante ans) au regard de l’espérance de vie de l’époque ; il ne semble pas non plus avoir été écrit pour répondre à une commande d’une mission d’opéra (et n’a pas été représenté à la suite de sa composition). D’un autre côté, ce choix n’était certainement pas un hasard, en raison du fort lien de cette œuvre avec son professeur de chant (Cavalli) et avec son protecteur Louis XIV (qu’il renvoyait à un épisode de sa jeunesse).

Enfin, si Antonia Bembo ne semblait pas avoir de contacts avec les maisons d’opéra françaises ou italiennes, elle se tenait très probablement informée de l’actualité musicale. Or ce début du XVIIIème siècle est marquée, en France, par une résurgence de l’éternel débat entre musique française et musique italienne. De retour de Rome, François Raguenet (ca. 1660-1722) avait publié en 1702 son Parallèle des Italiens et des Français en ce qui regarde la musique et les opéras, dans lequel il soutenait la supériorité de la musique italienne sur la musique française, en particulier dans le domaine de l’opéra. Il n’en fallait pas davantage pour déclencher le courroux de Jean-Laurent Le Cerf de la Viéville (1674-1707), autre natif de Rouen mais fervent défenseur de la tradition musicale française. Celui-ci réplique dans une volumineuse Comparaison de la musique italienne et de la musique française, où, en examinant le détail les avantages des spectacles et le mérite des deux nations, on montre quelles sont les vraies beautés de la musique. La première partie de cet ouvrage, publiée dès 1704, s’intitule : Réfutation du Parallèle des Italiens et des Français, publié en 1702 par l’abbé Raguenet. Ce dernier répliqua de son côté l’année suivante, avec sa Défense du Parallèle des Italiens et des Français en ce qui regarde la musique et les opéras. Exactement un demi-siècle avant la fameuse Querelle des Bouffons, le débat était déjà vif entre les tenants de la musique italienne et ceux de la musique française… Il est vrai que leurs caractéristiques esthétiques s’éloignaient alors de plus en plus, tout particulièrement en matière d’opéra, depuis la réforme introduite par l’opéra seria et la naissance de la tragédie lyrique, qui avaient toutes deux marqué le dernier quart du XVIIème siècle.

Après Lully et Campra (qui avaient, rappelons-le, tous deux le souci d’intégrer les apports de la musique italienne, tout en développant un style « national »), et avant la synthèse proposée en 1724 par François Couperin dans son recueil Les Goûts réunis, il est probable qu’Antonia Bembo, formée à l’école italienne mais aussi bonne connaisseuse du répertoire français, ait voulu apporter sa vision de cette synthèse. Dans son Ercole amante, elle y contribue de manière tout à fait originale : s’il s’appuie fortement sur la tradition italienne, c’est plutôt l’héritage de Cavalli qu’elle convoque (avec des airs encore très liés aux récitatifs, en cela aussi plus proches du style français) que la nouveauté. L’année où elle remet en musique le livret de l’abbé Buti, Alessandro Scarlatti crée à Venise son Mitridate Eupatore et Georg Friedrich Haendel son Trionfo del Tempo e del Disinganno à Rome, tous deux marquant l’ascension de brillants airs avec da capo, nettement séparés des récitatifs. Construite sur le modèle développé par Lully, l’ouverture d’Ercole amante constitue de son côté un net hommage à la tradition française (qui sera également adopté par des compositeurs « italiens » ou formés à l’école italienne, à commencer par Haendel).

La résurrection du manuscrit complet de la partition, archivé à la Bibliothèque nationale de France (BnF), est dû à l’initiative de Jörg Halubek. Egalement organiste (voir la récente chronique), ce chef spécialisé dans le répertoire baroque a déjà tiré de l’oubli un grand nombre d’opéras, en particulier de compositeurs allemands du XVIIIème siècle (voir notamment notre chronique du Flavio Crispo de Heinichen). A la tête de son orchestre Il Gusto Barocco, le chef avait réalisé la première production complète de l’œuvre en mai dernier à Stuttgart ; celle-ci est invitée dans le cadre du festival de musique ancienne de Herne (Tage Alter Musik Herne), organisé par la radio allemande WDR (West Deutsche Rundfunk).


Jörg Halubek © WDR / Thomas Kost

L’habile dramaturgie imaginée par Guillem Borràs Garriga parvient, avec des moyens réduits (les vêtements, une minutieuse direction des chanteurs, avec des entrées et des sorties qui « collent » au déroulement de l’intrigue et aux caractères des personnages) à recréer une atmosphère plus proche d’une représentation que d’une version de concert. Les chanteurs jouent d’ailleurs pleinement ce jeu, en accompagnant leur chant de mimiques expressives.

La basse allemande Florian Götz assume avec beaucoup d’implication le rôle complexe d’Hercule, ballotté entre son épouse Déjanire et son penchant amoureux pour la belle Iole, qui l’oppose à propre son fils, Hyllus. Dans le premier air (le long accompagnato Como si beffa Amor) il clame son désarroi face à cette épreuve imposée par l’Amour. Les graves sont agréables, la diction ferme.Retenons aussi son habileté à l’acte III, où il passe de ses échanges avec le Page (O quale instillano, introduit par un séduisant prélude de traversos) à un numéro de séduction avec Iole (Bella Iole), tandis qu’Hyllus se tient, jaloux, dans un coin de la scène, puis déchaînant ses imprécations contre son épouse et son fils (E s’egli vive spera ?). Sa scène finale constitue un grand moment, où il passe de la félicité (Al fine il cielo, aux accents charmeurs) à la douleur la plus atroce qui l’emporte vers le royaume de Pluton après avoir revêtu la tunique de Nessus (Ma quel pungente arsura).

S’appuyant sur une indéniable prestance physique, le ténor français David Tricou endosse avec conviction le rôle d’Hyllus, dans lequel il multiplie les mimiques expressives : clins d’œil énamourés, accolades protectrices,…). Son désespoir est aussi très sensible (Ah che s’acceso un cor). Son timbre chaleureux fait merveille dans les duos du début de l’acte II avec Iole : Amor ardir più rari (au son du premier violon, présent à leurs côtés) et Gare d’affetto ardenti (épaulé par les traversos) au début du second acte, tous deux accompagnés d’échanges de regards attendris. Autre duo superbe, celui de la fin de l’acte III avec sa mère Déjanire, magistralement introduit par les vents (Ogn’or desti), qui constitue assurément une des plus belles pages de la partition.

Autre chanteur français de cette distribution, le jeune contre-ténor Arnaud Gluck brille dans le court rôle du Page. La distinction de son nœud papillon s’oppose à la décontraction de son short, contraste qui lui apporte la touche comique qui sied à son rôle. Ses entrées sont percutantes, tout particulièrement celle du quatrième acte, où il arrive sur scène affublé d’un ciré jaune éclatant, avant d’entamer avec bravoure l’air Noto è a voi Cupido, qu’il accompagne d’ondulations endiablées.

Autre ténor de la distribution, le vénézuélien Andrés Montilla-Acurero affiche un timbre grave qui donne de l’épaisseur au rôle de Lychas, serviteur d’Hercule. Son duo comique avec le Page (Amor, che a senno) conclut avec brio l’acte III, tandis qu’il se fait réconfortant et persuasif envers Déjanire à l’acte IV, lui suggérant d’utiliser la tunique de Nessus pour retrouver l’amour d’Hercule (Ferma ti prego).

Dernier élément masculin de la distribution, le baryton allemand Hans Porten incarne l’Ombre d’Erythos. Ses apostrophes empreintes de graves profonds sont frappantes ; sa diction ferme et sonore lui confère une forte présence dramatique, amplifiée par les reprises du chœur des Démons qui l’accompagne.

Si les expressions physiques sont un peu moins extériorisées par les interprètes féminines, celles-ci incarnent également leur rôle avec une indéniable implication. La soprano bulgare Alena Dantcheva est tout d’abord une Déjanire dont les plaintes des vents soulignent la tristesse et la mélancolie (Ahi ch’amarezza, à l’acte II), avant de laisser éclater à l’acte IV un noble désespoir (Alfin perduto, là aussi superbement appuyé par les vents). Mentionnons aussi son émouvant duo avec Hyllus à la fin de l’acte III, déjà cité plus haut. Avec son timbre nacré, Anita Rosati est aussi à l’aise dans les scènes d’amour avec Hyllus (au début de l’acte II) que pour opposer à Hercule une froide et ferme réserve. Sa douleur lorsqu’elle apprend de Déjanire la mort d’Hyllus (Hyllo il mio bene, acte IV) est touchante. Mentionnons encore le beau trio des deux femmes avec Lychas, qui conclut l’acte IV (Una stille di speme).

Deux autres sopranos assurent les rôles des déesses. Flore van Meerssche est une Junon expressive dans le long accompagnato de l’acte I, qui révèle un bel abattage dans les ornements de l’air Su portatemi, brillamment soulignés par le violon solo. Son timbre mat, relevé d’une pointe d’acidité, lui confère une autorité naturelle dans ses interventions au cours des actes suivants. L’écossaise Carine Tinney est une Vénus pleine de grâce (Se ninfa, au son de la harpe), aux aigus perlés (Strale invisible, également à l’acte I). Dans la scène de sommeil du final de l’acte II, elle est aussi une envoûtante Pasithée (Mormorate o fumicelli).

Jörg Halubek fait sonner avec engagement cette musique, encore très marquée par le style de Cavalli mais à l’orchestration nettement plus soutenue. Si l’effectif d’Il Gusto Barocco demeure globalement modeste (notamment au regard des orchestres d’opéras français du début XVIIIème), le continuo est riche et varié (notamment avec la présence de la harpe et de l’orgue), et les vents (basson et traversos) y jouent souvent un rôle de premier plan, apportant une incontestable touche de brio dans les airs. Notre seule réserve concerne l’importance des coupures (le concert de Herne réduisait la partition à environ deux heures, entracte compris), particulièrement regrettables pour une première création de cette œuvre oubliée. A noter également qu’un enregistrement est prévu, a priori basé sur la production présentée à Stuttgart, légèrement plus longue : à suivre donc !



Publié le 23 nov. 2023 par Bruno Maury