Iphigénie en Tauride - Desmarest/ Campra

Iphigénie en Tauride - Desmarest/ Campra © Cyprien Tollet/Théâtre des Champs Elysées : Véronique Gens
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« Apollon a voulu, pour laver mes forfaits que de Diane ici j’enlevasse l’image »

Quel bonheur que celui de découvrir une grande tragédie lyrique restée dans l’ombre depuis près de trois siècles. Il est vrai que cette Iphigénie en Tauride de Henry Desmarest (1661-1741) a eu une genèse compliquée du fait de la vie aventureuse de ce compositeur. Ebauchée en 1695 et composée en grande partie vers la fin du 17ème siècle à partir d’un livret de Joseph-François Duché de Vancy (1668-1704), la partition fut laissée en plan du fait de l’exil de Desmarest. Le compositeur fut en fait obligé de fuir en Belgique pour éviter une action judiciaire pour séduction et rapt d’une jeune fille, intentée par le père de cette dernière. Il fut jugé par contumace et son effigie fut brûlée sur la place de Grève. Avant de prendre la fuite, Desmarest mit sa partition en lieu sûr. André Campra (1660-1744), convaincu de la valeur de la musique, accepta de la terminer. Ses interventions furent notables, même si l’essentiel de la musique des cinq actes est de Desmarest mais Campra en recomposa entièrement le prologue. Il en résulta un opéra complètement abouti qui fut crée en 1704, repris plusieurs fois jusqu’en 1762 à Paris, à Versailles aux concerts de la reine Marie Leczinska et dans nombres de cours étrangères. Un tel succès se prolongeant pendant plus d’un demi-siècle était chose assez rare à l’époque. Les lecteurs désireux d’en savoir plus sur Desmarest peuvent lire les excellentes chroniques de Bruno Maury (ici) et de Stefan Wandriesse (ici) sur Circé, tragédie lyrique datant de 1694.

On pourrait se livrer à des comparaisons entre les styles des deux compositeurs ou à des considérations visant à rendre à Desmarest et à Campra ce qui leur revient respectivement. Nous avons jugé ces distinctions stériles et oiseuses. En fait mis à part le prologue qui est entièrement de la main de Campra, il est très difficile à l’écoute d’attribuer une paternité à l’un ou à l’autre si l’on a pas la partition en main, preuve de l’homogénéité et de l’habilité de cette reconstruction.

C’est à une version de concert que nous eûmes le bonheur d’assister au théâtre des Champs Elysées. Cette recréation a été effectuée ex nihilo car il n’existe aucun enregistrement de cette œuvre en totalité ou bien à l’état de fragments. Aucun travail préparatoire n’était possible pour nous dans ces conditions pour étayer cette chronique. Heureusement l’équipe du Concert Spirituel que nous remercions chaleureusement nous a fait parvenir une copie du conducteur édité par le Centre de Musique Baroque de Versailles, magnifique partition contenant une foule de détails concernant le livret, les didascalies, l’instrumentation. Il devenait possible de lire et relire la musique et d’arriver au concert avec une partie de cette dernière dans la tête.

Iphigénie, prêtresse de Diane dans la lointaine Scythie, doit se prêter au rite barbare des Scythes et mettre à mort les étrangers débarqués sur leurs rives. Le roi Thoas est sur le point d’ordonner le sacrifice de Grecs fraîchement arrivés mais il hésite car secrètement il aime sa captive Electre. Pour Iphigénie le dilemme est encore plus terrible car il lui semble reconnaître deux des étrangers condamnés à mort. Ces derniers sont Oreste, frère d’Iphigénie et Pilade, ami fidèle d’Oreste. Oreste pour se racheter du meurtre de sa mère et calmer les dieux, doit s’emparer de la statue de Diane située dans le temple des Scythes. Electre annonce aux deux Grecs qu’ils auront la vie sauve si elle consent à épouser le roi Thoas. Ce dernier voyant l’hostilité des deux étrangers décide de consulter l’oracle de l’Océan qui lui conseille la mansuétude, attitude récusée par le roi. Entre temps Iphigénie apprend la mort d’Agamemnon de la main de sa mère et le meurtre de cette dernière mais le nom du meurtrier ne lui est pas révélé. Elle décide alors d’organiser la fuite des Grecs et c’est à ce moment qu’Iphigénie et Oreste se reconnaissent comme frère et sœur. Des combats éclatent, Oreste est fait prisonnier mais Diane paraît dans son temple, pardonne à Oreste, protège le départ des Grecs et enlève sa propre statue tandis que le sanctuaire s’effondre avec fracas.

Ce beau livret de Duché de Vancy fut par la suite complété par le librettiste de Campra, Antoine Danchet (1671-1748). On voit que l’action se partage assez équitablement entre le rôle titre et quatre personnages principaux: Oreste, Electre, Thoas, roi des Scythes et Diane. Cette œuvre hautement théâtrale est dans la continuité de celles de Jean-Baptiste Lully (1632-1687) avec des récits très dramatiques ponctués d’airs assez courts. Les actes se terminent le plus souvent par des chœurs flamboyants et des suites de danses. L’instrumentation est très élaborée avec cinq parties de cordes (dessus, haute-contres, tailles, quintes et basses de violons). L’ambitus des parties de tailles et quintes de violons correspond à la tessiture des altos actuels. Toutefois quelques si bémol-1 dans les parties de quintes de violons ne peuvent être joués que si on accorde les altos un ton plus bas et que l’on joue toute la partition en deuxième position.

Très dramatique, l’acte I débute avec un air très sombre d’Iphigénie dans la tonalité de fa mineur, dans lequel la prêtresse raconte un rêve affreux : Dans l’horreur d’une nuit terrible. L’air de Thoas en la mineur qui suit : Que vais-je faire ! Par quelle barbarie, est long et véhément. L’acte se termine par un grand chœur en si bémol majeur (Chantons un Roy couvert de gloire, incontournable hommage à Louis XIV) et par un ballet.

L’acte II débute par un duo très expressif de Pilade et Oreste en ré mineur : Nos destins ennemis remportent la victoire. Le trio Electre, Oreste et Pilade qui suit est dramatiquement très important car Electre informe les deux Grecs qu’en cédant à Thoas, elle sauvera leurs vies. D’autre part Oreste rongé par le remords, invective les dieux et sombre dans la folie. La scène 3 est un oasis de paix, de grâce et de douceur avec le séduisant air de Diane en sol majeur avec accompagnement de flûtes : Je ne puis du destin changer la loi suprême. Deux nymphes interviennent ensuite avec beaucoup de charme : Par de célestes chants, duo suivi d’un chœur féminin. L’acte se termine par un superbe trio dans lequel Electre, Oreste, Pilade reprennent espoir.

L’acte III est scéniquement le plus spectaculaire. Il culmine avec l’air magnifique de Thoas en ré mineur avec orchestre : Vous de qui mes yeux ont reçu la naissance, dans lequel le roi invoque les divinités marines et notamment Triton. Le puissant choeur qui suit : Quittez le vaste sein de l’onde, est un sommet de la tragédie. A la fin l’Océan interpelle Thoas (Tremble, tremble Thoas), air très lugubre en fa mineur dans lequel le dieu marin conseille à Thoas de faire preuve de clémence mais le roi lui répond qu’il se vengera et qu’Electre sera la première victime.

L’acte IV débute avec le sommet de l’opéra, l’air d’Iphigénie : C’est trop vous faire violence, Eclatez vains soupçons, le plus développé de tous les airs de l’œuvre. Il s’agit d’une chaconne en ré mineur sur un tétracorde descendant, très dramatique et très intense dans laquelle Desmarest s’inspire évidemment de la fameuse passacaille d’Armide de Lully. A cet air magnifique, la réponse de Thoas n’est pas moins impressionnante avec son air : Vous qui goûtez sous mon obéissance, dans lequel il laisse éclater sa fureur et son désir de vengeance. A la fin il invoque Diane avec véhémence. Le grand Sacrificateur vient alors pour exécuter la sentence du roi.

Au début de l’acte V, Iphigénie et Oreste se reconnaissent mutuellement ce qui nous vaut un émouvant duo suivi d’un bel air d’Iphigénie en mi majeur accompagné de deux flûtes allemandes : Seuls confidents de mes peines secrètes. Cet air adopte la forme tripartite ABA’ assez proche de l’aria da capo italienne. La scène ultime débute avec une grande chaconne orchestrale en si bémol majeur et se poursuit avec un grand air de Diane : Que le feu vengeur du tonnerre détruise ce temple odieux. La déesse se retire, les Grecs s’embarquent et le temple s’écroule.

Iphigénie et le roi Thoas bénéficient des airs les plus pathétiques. Véronique Gens est une tragédienne née, particulièrement à l’aise dans l’opéra français, baroque, romantique ou même post-romantique comme en témoigne son implication récente dans Hulda de César Franck. Son timbre de voix unique, relativement sombre pour une soprano, son phrasé naturel et élégant lui permettent d’atteindre ses buts dramatiques sans avoir besoin de forcer sa voix et tout en nuançant ses propos. Sa puissance vocale, son sens inné de l’ornementation, sa diction impeccable faisaient merveille dans la chaconne C’est trop vous faire violence.

Olivia Doray m’a impressionné dans le rôle d’Electre par son chant d’une grande noblesse, par un timbre de voix velouté et une diction superlative notamment dans son merveilleux duo en mi mineur avec Pilade : Le ciel est sensible à nos larmes (Acte II, scène 2). Ce duo qui associait les voix (soprano et haute-contre) les plus aiguës de la distribution, était accompagné par deux flûtes. Le résultat sonore était vraiment d’une harmonie indicible.

Avec trois grands airs intervenant à des endroits stratégiques, dans le Prologue, à la fin de l’acte II, scène 3 et à la toute fin de l’acte V, Diane joue un rôle particulier, celui de Deus ex machina ; en tant que tel, elle donne une conclusion heureuse à une histoire tragique. Avec sa silhouette altière, une présence scénique indéniable, Floriane Hasler ne passait pas inaperçue. Sa voix admirablement projetée était celle d’une grande tragédienne et ses vocalises étaient pleines de feu notamment dans l’air en sol mineur qui conclut l’œuvre, Que le feu vengeur du tonnerre.


Floriane Hasler et Hervé Niquet © Cyprien Tollet/Théâtre des Champs Elysées

Dans le rôle d’Isménide, confidente d’Iphigénie, Jehanne Amzal faisait valoir sa voix au timbre charmeur. Elle formait avec Marine Lafdal-Franc un duo très séduisant, tour à tour habitantes de Délos, Nymphes et Prêtresses, elles apportaient une note plus légère à ce sombre drame notamment à la fin de l’acte II. Les voix riches et fruitées des deux nymphes servantes de Diane formaient avec deux flûtes traversières et un violon solo un ravissant quintette : Loin de nos jeux, importune tendresse.

Avec neuf airs conséquents, Le roi Thoas est le personnage le plus actif de la tragédie, il était remarquablement incarné par David Witczak, baryton, chanteur dont l’expérience et la culture baroque sont connus de tous. La noirceur de ce personnage partagé entre la soumission à une tradition barbare et son amour pour Electre, était de place en place tempérée par des accents plus doux, notamment dans la scène 3 de l’acte I : Que vais-je faire ? Les tourments de Thoas étaient rendus plus fidèlement encore dans son air magnifique : Vous, de qui mes aïeux ont reçu la naissance (acte IV, scène 3). La voix bien projetée et pourvue de la rudesse appropriée au caractère du personnage, avait l’autorité et la noblesse de celle d’un roi.

Reinoud Van Mechelen est sans aucun doute un des plus brillants haute-contre d’aujourd’hui, il enchante par sa voix à la fois ductile et nerveuse au timbre irrésistible. Dans l’aigu il combine à merveille douceur et puissance, pureté et agilité. Il a mis ces immenses qualités au service du rôle de Pilade et a formé avec Oreste un duo très séduisant et expressif, en particulier à l’acte II, scène 1, dans : Nos destins ennemis remportent la victoire.

Thomas Dolié, spécialiste incontesté de la tragédie lyrique, incarnait avec un immense talent un Oreste bourrelé de remords. Sa voix superbement projetée de baryton-basse a un très beau timbre et il mettait ses dons vocaux au service de l’expression de son tourment notamment dans son bel air de l’acte V : Mon coeur pour vous servir, ne voit rien d’impossible. Tomislav Lavoie est aussi un habitué des scènes baroques et affectionne les rôles de Grand Prêtre. Dans celui de l’Ordonnateur et de l’Océan, il pouvait mettre en valeur sa belle voix de basse chantante. Antonin Rondepierre impressionnait dans les rôles de Triton et du Grand Sacrificateur de sa voix claire de ténor (taille) au timbre chaleureux.

L’orchestre et le chœur Le Concert Spirituel ont livré une prestation d’une exceptionnelle qualité. Dans ce troisième volet de la tétralogie que nous prépare Hervé Niquet dont nous avons déjà commenté les deux premiers (Ariane et Bacchus de Marin Marais et Médée de Marc-Antoine Charpentier), le chef a privilégié une disposition spatiale des musiciens propre à bien mettre en évidence les groupes vocaux et instrumentaux indiqués dans la partition: les récits, les airs avec continuo renforcé par quelques instrumentistes (souvent deux dessus de violons et une basse de violon), les airs accompagnés par l’orchestre, enfin les grands tutti avec chœurs. L’orchestre et le chœur ont fait montre de la plus grande précision dans les attaques, les imitations ou les passages fugués. Les cordes nous ont impressionné par une grande expressivité.

Merci à Hervé Niquet et aux artistes pour cette représentation inoubliable mais hélas unique d’une tragédie lyrique totalement aboutie. En tant que privilégiés qui assistèrent à cette recréation, nous aimerions partager notre bonheur c’est pourquoi nous attendons avec impatience une gravure de ce chef-d’œuvre.



Publié le 16 janv. 2024 par Pierre Benveniste