Orphée et Eurydice - Gluck

Orphée et Eurydice - Gluck © William Beaucardet
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L’apport du chevalier Gluck

Comme on le sait, le mythe d’Orphée a été présent à toutes les grandes étapes de l’histoire de l’opéra, depuis la création du genre, avec les Euridice de Peri (1600) et Caccini (1602), suivies en 1607 de l’Orfeo de Monteverdi. Le choix de ce thème par Christoph Willibald Gluck pour composer en 1762 un Orfeo ed Euridice renouvelant l’opera seria constituait donc un acte fort. Gluck y propose un nouveau modèle musical, assez largement inspiré de l’opéra français : airs et récitatifs s’enchaînent sans rompre le continuo musical, les chœurs sont réintroduits dans l’action, de même que des ballets. De son côté le librettiste Ranieri de’ Calzabigi choisit de resserrer l’action et le nombre des personnages, aboutissant à une intrigue nettement plus épurée que celles habituellement empruntées à Métastase. Inévitable concession à l’opera seria, le rôle d’Orphée était toutefois écrit pour un castrat, l’alto Gaetano Guadagni.

Arrivé à Paris en 1774 à l’invitation de la Dauphine Marie-Antoinette (dont il avait été le professeur de musique à la cour de Vienne), Gluck obtient un premier succès avec Iphigénie en Aulide. Le compositeur connaissait très bien le genre musical français, notamment à travers les adaptations qu’il avait réalisées dans les années 1750 à Vienne des pièces du théâtre des Foires parisiennes. Il propose dans la foulée une version française de son Orfeo ed Euridice. Créé le 2 août 1774 à l’Académie royale de musique, Orphée et Eurydice est plus qu’une simple transposition de son œuvre viennoise, mais une véritable adaptation au goût français, qu’il va à son tour influencer. Le rôle d’Orphée est désormais écrit pour le haute-contre Joseph Legros ; le clavecin disparaît mais les modernes clarinettes apparaissent (on se souvient que Rameau les avait introduites dès la première version de son Zoroastre, voir notre chronique), souvent associées aux traditionnels hautbois. Les airs comportent des passages virtuoses « à l’italienne », là aussi déjà introduits par Rameau dans certains de ses opéras (à commencer par le Rossignol amoureux au finale d’Hippolyte et Aricie). Toutefois, le resserrement extrême de l’action, le caractère très expressif des courtes et denses parties orchestrales (qui étaient beaucoup plus développées chez Rameau) caractérisent la nouvelle conception de la tragédie lyrique que propose Gluck au public français. Signe de son succès auprès du public, Orphée et Eurydice sera donné régulièrement à l’Opéra de Paris jusqu’au début du XIXème siècle. L’œuvre fera en outre forte impression sur ses successeurs, notamment Berlioz, qui proposa en 1859 une version remaniée, avec la mezzo Pauline Viardot dans le rôle d‘Orphée.

C’est un retour à la version parisienne de 1774 que nous propose ce soir à la Philharmonie Paul Agnew. D’emblée, il convient de souligner le travail extrêmement fin réalisé sur l’orchestration, qui restitue avec précision et clarté la densité de la partition (avec des attaques nettes et vigoureuses, des ensembles parfaitement maîtrisés), tout en soulignant son expressivité (comme dans le recours aux cordes grattées pour rythmer l’air de l’Amour Soumis au silence, au premier acte, ou à la harpe pour accompagner le discours d’Orphée aux Furies de l’Enfer au second acte). Ajoutons la présence magistrale des vents, avec de sonores bassons, parfois épaulés par les clarinettes, de délicats traversos (en particulier dans le solo des Danses des Ombres heureuses) et d’imposants trombones et trompettes (au prélude de l’acte II et dans le Ballet des Furies). Dès l’ouverture, pourtant familière à nos oreilles, nous sommes frappés par l’élégance et l’énergie narrative des Arts Florissants, qui ne se démentiront pas durant toute la soirée. Ajoutons que la mise en espace intelligente déployée pour régler les déplacements des solistes invite opportunément le spectateur à se concentrer sur le déroulement de l’intrigue ; elle soutient sans peine la comparaison avec les mises en scène incongrues ou à rebours des livrets en vogue dans certaines productions actuelles.

Reinoud Van Mechelen porte magistralement le rôle d’Orphée. Phrasé impeccable et expressivité de chaque instant dans les récits, le haute-contre nous enchante également dans les aigus redoutables des ariettes « à l’italienne ». Ses échanges avec le chœur des Furies au début du second acte (Laissez-vous toucher par mes pleurs/ Non !) sont particulièrement poignants, de même que le tant attendu J’ai perdu mon Eurydice, dans lequel il se garde avec raison de tout emportement incongru : la douceur triste de son timbre exprime avec pudeur l’immensité de sa douleur. Après deux récentes productions dans lesquelles il avait brillé au cours de ces derniers mois (voir nos chroniques David et Jonathas et Céphale et Procris), le chanteur nous démontre une fois de plus sa parfaite maîtrise du répertoire français, dont il est assurément l’un des meilleurs interprètes actuels dans son registre.

Si la partition n’accorde finalement qu’une place assez réduite aux rôles féminins, ceux-ci sont impeccablement tenus. La soprano Ana Vieira Leite est à la fois une Ombre heureuse au timbre nacré (Cet asile aimable et tranquille) et une Eurydice émouvante, dont le désespoir éclate dans un vigoureux abattage, aux attaques acérées (Fortune ennemie, à l’acte III). Et l’Amour de Julie Roset nous gratifie d’un magnifique Soumis au silence au premier acte.

Retenons encore les attaques précises et la clarté de la diction du Chœur des Arts Florissants à chacune de ses nombreuses interventions, et tout particulièrement au cours de l’acte II, qu’il ouvre en martelant un martial Quel est l’audacieux. Les reprises des paroles des solistes ou les échanges se déroulent avec une grande fluidité, leur volume étant toujours soigneusement ajusté à celui de leur partenaire. Près de deux siècles et demi après sa création, Orphée et Eurydice enchante toujours le public parisien, qui n’a pas ménagé ses applaudissements à la fin du concert.



Publié le 25 févr. 2023 par Bruno Maury