Thésée - Lully

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Le Triomphe de Thésée

Il est étrange que la tragédie en musique la plus populaire de Lully en son temps et qui obtint le plus de reprises (jusqu’en 1779 pour l’ultime d’entre-elles) ait mis autant de temps à refaire surface. Certes, les temps anciens du microsillon avaient permis à Raymond Leppard dans ses Pièces de Symphonie d’en transmettre quelques pages orchestrales (Ouverture, Entrée, Air de trompette, Trio des habitants de l’île enchantée et la célébrissime Marche des Sacrificateurs) ou certaines anthologies qui en exhumaient le Revenez, Amours, revenez du prologue. Ces éléments se retrouvaient partiellement en 1999 dans un bien joli album signé Hugo Reyne (Musiques aux États du Languedoc), précédé en 1995 par Christophe Rousset lui-même dans Musiques à danser, à la Cour et à l’Opéra, entrouvrant le voile sur le divertissement du IVe acte, où Isabelle Poulenard et Monique Zanetti faisaient nos délices. En 2007, à l’instar de Psyché connaissant un destin similaire, c’est d’outre-Atlantique que provenait la première version intégrale de Thésée sous la codirection de Paul O’Dette et Stephen Stubbs avec le Boston Early Festival Orchestra and Chorus. Malheureusement, un français approximatif entachait nombre de scènes rendues bien fastidieuses dans leur écoute, défaut qui n’était que partiellement compensé par la beauté sonore des pages instrumentales et chorales.

Infatigable artisan de la réhabilitation lullyste, Christophe Rousset, accompagné de ses chers Talens Lyriques poursuit son intégrale des tragédies en musique du Surintendant, dans la foulée d’Alceste, Isis ou Psyché (ainsi que la pastorale héroïque Acis et Galatée, pour mes plus récentes chroniques) ayant trouvé chez Aparté un label particulièrement à l’écoute de ses projets les plus ambitieux. Ce qui frappe, au fur et à mesure des publications, c’est l’extrême cohérence d’ensemble qui s’en dégage : fidélité à nombre de chanteurs et chanteuses (sans exclure toutefois l’arrivée de nouveaux éléments), au chœur (celui, excellent, de chambre de Namur) et à ses musiciens dont le style s’identifie aussitôt, marqué par une grande précision dans l’exécution et une mise en place des plus soignées. On pourrait certes, ça-et-là, regretter un manque d’opulence des effectifs (en particulier pour un continuo qu’on aurait aimé souvent plus étoffé - absence de théorbe par exemple) mais l’ardeur et l’engagement pleinement nécessaires pour rendre vie à ce théâtre musical sont bel et bien présents, rachetant amplement cette limite numérique.

Première tragédie en musique de Lully à avoir été créée à la cour (Saint-Germain-en-Laye, 15 janvier 1675), Thésée s’offre comme une œuvre particulièrement spectaculaire et vient marquer avec éclat la première manière de son auteur, accompagné de son fidèle Quinault signant un livret loué par les contemporains comme l’un des meilleurs sortis de sa plume. Les ressorts dramatiques y sont en effet particulièrement riches : un conflit causé par l’amour d’un homme pour deux femmes et par l’amour d’une femme pour deux hommes générant des scènes intéressantes et magistralement menées. Les intrigues secondaires s’y voient réduites tout comme la présence d’éléments comiques. Loin d’être cantonnés aux divertissements, les chœurs très nombreux sont magnifiquement intégrés à l’action. Celle-ci est entièrement traitée en récitatifs (à ce stade de sa production, Lully n’a pas encore songé à intégrer l’orchestre à ceux-ci), dont la motricité exige un continuo (un petit chœur en soi) particulièrement alerte et varié dans ses couleurs, auquel Emmanuel Jacques (basse de violon), André Heinrich (luth et guitare), Isabelle Saint-Yves (viole de gambe), Korneel Bernolet et Christophe Rousset (clavecins) apportent leur remarquable savoir-faire tout au long de l’œuvre. Étonnamment, aucun air ou monologue n’est confié au rôle-titre. Et c’est vraiment en raison de l’identification au roi (Thésée-Louis XIV, paré de toutes les vertus) que l’œuvre se voit ainsi intitulée car Médée aurait pu lui offrir son nom. C’est en effet le personnage auquel Quinault et Lully ont accordé la priorité, lui octroyant de grands récits introductifs ou conclusifs et une place prédominante. Cette Médée préfigure Armide, qui malgré tout son art de magicienne, ne peut que constater, impuissante, « qu’on ne force point un cœur à s’enflammer ».

Que Thésée ait bénéficié d’un succès jamais démenti pendant plus d’un siècle n’étonne guère étant donné l’excellence de sa partition. Le Prologue parvient, tout en reprenant le plan de celui d’Alceste, à renouveler son intérêt. L’ouverture renoue, par son caractère lumineux, avec celle de Cadmus. Son premier volet est riche en modulations (nombreux emprunts : la mineur, fa majeur, ré majeur, sol majeur, la mineur, mi majeur, la majeur, ré mineur, sol majeur, ré majeur, sol majeur) quand son second épisode développe un motif aérien particulièrement heureux. Un grand rondeau choral lui fait suite, les Plaisirs s’indignant presque que le Roi les néglige au profit de la Victoire (Les Jeux et les Amours ne règnent pas toujours). Le délicieux trio Ah quelles peines de quitter un si beau séjour inaugure la liste des ensembles nombreux émaillant chacun des actes qui suivront. L’air de Vénus, si justement célèbre, touche par sa mélancolie (Revenez, revenez, Amours revenez) pénétrante. La tonitruante entrée de Mars ne vaut certes pas le Rondeau pour la Gloire d’Alceste, mais elle annonce le climat belliqueux qui traversera tout l’Acte Premier. Le duo Tout doit l’aimer, Tout doit le craindre débouche sur un chœur marqué par des variations dynamiques notables opposant les chants de victoire (fort) aux douces chansons d’Amour (suave) et attestant d’une monumentalité qui caractérisera nombre de pages chorales de l’œuvre. Après une belle gigue en sol mineur, la gavotte de Cérès (Trop heureux qui moissonne dans les champs des Amours) constitue un autre air à succès surpassant par son charme mélodique celui de Bacchus qui lui succède.

Après ces plaisirs pastoraux, l’Acte I s’affiche avec un panache époustouflant et une envergure peu commune tant il paraît immense. Il est tout entier traversé d’une rage guerrière d’une énergie incroyable (jamais le Chœur de chambre de Namur n’a autant fait preuve de férocité !) : Frappons, perçons, il faut vaincre ou mourir sont rehaussés de fanfares d’une grande virtuosité pour les trompettes de l’époque (triples croches répétées) et de roulements de timbales terrifiants qui trouvent leur apogée dans les Airs des Combattants situés en fin d’acte et dans la superbe Marche pour les Sacrificateurs aux allures d’hymne national. Entrecoupant ces fresques guerrières, les scènes d’exposition ou de prière à Minerve offrent des contrastes saisissants : à l’ut mineur du récit de la Grande Prêtresse (Epargnez le sang, contentez-vous de pleurs) répond un éclatant ut majeur du chœur célébrant de façon galvanisante la Liberté et la Victoire. La scène du Sacrifice renouvelle cette tension, nous plongeant au relatif de la mineur grâce à un prélude à 5 fiévreux introduisant récits et chœurs de prêtresses tantôt empreints d’une austère gravité – O Pallas favorable, Protégez-nous toujours, tantôt d’une grâce quasi céleste – Chantez tous en paix, chantez la victoire, soutenue par les flûtes. La prière gagne encore en force lorsque les Combattants font irruption : O Minerve savante ou s’efface devant la rage communiquée par les pages dansées (Que la guerre sanglante passe en d’autres États), l’ut majeur du triomphe – déjà annoncé par l’Ouverture du Prologue- s’imposant comme tonalité dominante d’une architecture aux dimensions alors inaccoutumées.

L’Acte II pourrait sembler plus intime de prime abord. Après l’immense plan séquence auquel nous venons d’assister, il s’agit d’offrir une tout autre approche. Quoi de plus efficace qu’un monologue ? C’est Médée qui fait son entrée sur un récit admirable en mi mineur qui semble annoncer – au-delà de son partage de tonalité - L’Espoir si cher et si doux de Cybèle, dans Atys l’année suivante. Plus loin, il faut relever l’étonnant duo de séparation entre la magicienne et le roi Égée, unique exemple où deux personnes promises l’une à l’autre s’accordent à ne point s’unir pour céder à d’autres amours (Goûtons d’intelligence la douceur de changer). Les acclamations populaires appelant Thésée à régner ne servent qu’à introduire ce dernier par l’intermédiaire d’une entrée triomphante en la mineur vigoureuse, parodiée par un chœur à l’élan irrésistible Que l’on doit être content d’avoir un Maître vainqueur des plus grands rois, qui dut fournir à Louis XIV l’occasion de s’auto-louanger ! S’enchaîne aussitôt l’inoubliable duo des vieillards athéniens – Pour le peu de bon temps qui nous reste – d’un tour très heureux, comme souvent chez Lully (des Tritons d’Alceste ou d’Isis aux Insulaires de Roland). Rare concession aux éléments comiques qui avaient été fustigés dans Alceste, ce duo est ici magnifiquement senti avec un ralenti fort judicieux lors de la reprise (L’affreuse vieillesse/ Qui doit voir sans cesse/ La mort s’approcher/ Trouve assez la tristesse sans la chercher) comme si les deux personnages tentaient, en marquant le pas, de conjurer le sort qui nous attend tous. Malgré son entrée triomphale, Thésée fait preuve de fragilité face à Médée en lui révélant sa flamme pour Églé. Il n’en faut pas plus pour que Médée qui avait débuté l’acte dans la langueur s’abandonne désormais à la rage qui lui est coutumière. Au récit inaugural plein de douceur répond en miroir déformé celui dont les paroles Dépit mortel, transport jaloux, je m’abandonne à vous annoncent crime et vengeance.

L’Acte Troisième réserve à Églé, Cléone et Arcas un ravissant trio – Il n’est point de grandeur charmante – qui ne laisse guère envisager la tension entre les deux femmes éprises de Thésée. Médée, après avoir invité Églé à s’épancher, décide de se venger de sa rivale. Un furieux prélude en fa majeur plonge Églé, Cléone et Arcas en pleine terreur. Ceci nous vaut un remarquable trio aux voix divergentes entre Cléone, Arcas et Dorine – confidente de Médée, Non, je ne l’aimerai jamais, non dénué de comique, chacun des personnages tentant d’échapper à cette situation par une fausse promesse. Si Cléone et Arcas s’en sortent, Églé s’apprête en revanche à endurer de sinistres tourments. Une invocation traversée de traits saccadés permet à Médée d’inviter les Ombres pour venir troubler le jour. Malgré la grande simplicité de ses harmonies, le chœur de voix masculines (hautes-contre, tailles 1 et 2, basses) , Sortons de la nuit éternelle, se pare, dans son immobilité, d’une aura de mystère, renouvelée quelques mesures plus loin sur Goûtons l’unique bien des cœurs infortunés. L’éclat sur Ordonnez n’en est que plus glaçant. Après une danse agitée, les Ombres deviennent cauchemardesques : un trois temps marqué par d’insistantes hémioles permet à celles-ci d’exprimer leurs plaisirs sadiques (Dans la rage/ Les maux qu’on partage/ Ne sont pas sans douceurs) et leur satisfaction à voir Églé torturée (Qu’avec nous tout gémisse, Quelle douceur de voir souffrir).

L’Acte Quatrième partage avec l’air de Vénus du prologue le même motif introductif dans sa ritournelle (mais transposé en ut mineur), témoignant de l’importance du travail motivique chez Lully. Médée, non contente d’avoir exposé sa rivale aux tortures infernales, exerce sur celle-ci un odieux chantage, lui demandant de passer pour volage aux yeux de Thésée qui lui apparaît endormi (épisode étonnant soutenu par une symphonie dans un rare mi bémol majeur peu commun chez Lully). Mais se retrouvant quelques scènes plus loin, les amants ne pouvant renoncer à leur amour mutuel s’affligent de leur sort dans un duo dont Lully avait le secret : une grande simplicité, des accents touchants introduits par un dialogue (Quelle injustice ! Que de tourments !) conduisant au parallélisme des voix (Ah ! Quel supplice de briser des nœuds si charmants). Médée feint de se laisser fléchir face aux amants qui supplient (Épargnez ce que j’aime/ C’est moi qu’il faut punir - le début de l’Acte V d’Atys réitérera le procédé), ce qui provoque l’étonnement de ceux-ci (Quel bonheur surprenant pour nos cœurs amoureux !). Le divertissement des Habitants de l’île enchantée compte parmi les plus heureux sortis de la plume du compositeur. Une douce ritournelle en la mineur introduit un duo empreint d’une tendre mélancolie, Que nos prairies seront fleuries, auquel succède un second au relatif (ut majeur) : Aimons, aimons, tout nous y convie, promis à un beau succès (il fut parodié en air à boire chez Ballard dans les Nouvelles Parodies Bacchiques : Buvons, buvons, l’hôtesse y convie). Puis une mémorable gaillarde s’appuie sur le procédé du coryphée -ici un berger- entonnant le chant Quel plaisir d’aimer sans contrainte que le chœur amplifie, procédé réitéré dans le menuet conclusif de l’acte L’Amour plaît malgré ses peines, lui aussi extrêmement populaire (parodié également en Bacchus d’heureuse mémoire), permettant au public d’alors de chanter avec les artistes.

Le cinquième acte est assez étonnant, offrant une architecture encore différente de celle adoptée dans les étapes qui l’ont précédé, comme si tous les procédés compositionnels entrevus jusque-là se voyaient agrégés de façon accélérée à l’heure du dénouement. C’est un monologue de Médée (en sol majeur, rappelons que sa toute première intervention était au relatif mi mineur) qui ouvre l’acte : Ah ! Ah faut-il me venger/ En perdant ce que j’aime, frappant par son économie de moyens (une simple ritournelle en trio et l’air n’est lui-même soutenu que par la basse continue) comme l’émotion qu’il dégage. Introduit par un duo de Médée et d’Égée, le grand chœur Ne craignez rien parfaits amants laisse imaginer quelque grand final mais il n’en est rien. Les retrouvailles entre Thésée et son père Égée offrent un beau moment de théâtre que Lully traite cependant en simple récitatif. Les noces de Thésée et Églé s’annoncent par un immense chœur (la mineur, encore !) attestant de la parfaite maîtrise des masses par le compositeur : duos, trios et chœurs dialoguent comme lors du final d’Alceste. L’annonce frénétique du départ de Médée (retour du fa majeur furieux) s’opère par un prélude agité plongeant la cour d’Égée dans la terreur : le palais est détruit et les mets du festin transformés en monstres, ce qui nous vaut un chœur syllabique rempli d’effroi, traduit par le martellement des paroles, Secourez-nous justes Dieux !, entrecoupé de traits électriques des violons. Mais Minerve, déesse tutélaire d’Athènes paraît au son d’une superbe symphonie (très développée en 50 mesures !) où trompettes, flûtes (miroirs de Mars et Vénus au Prologue) et cordes dialoguent dans un magnifique concert. Minerve transforme les ruines en un palais encore plus éclatant pour l’apothéose finale : Vivons contents dans ces aimables lieux/ Bienheureux qui peut naître sous un règne si glorieux. Rehaussé de l’éclat des trompettes et des timbales, ce chœur procède de la propagande royale, les Français étant invités à célébrer le règne de Louis XIV-Thésée. Mais la gloire ne peut être totale si l’amour ne la seconde : le duo de Cléone et Arcas réalise cette union, la tendresse (Le plus sage s’enflamme et s’engage sans savoir comment) s’entremêlant avec la puissance que confère Minerve dans un air où les cuivres apportent un dernier éclat.

Fort de ses précédentes réussites, Christophe Rousset confirme ici ses profondes affinités pour la tragédie de Lully qu’il défend avec ardeur et de façon ô combien convaincante. On y retrouve la plupart des qualités dont il a fait preuve dans les opus précédents : un respect scrupuleux des partitions, jusque dans les reprises des airs strophiques ou des pages prévues pour les entractes ; un sens aigu du texte et de la prosodie ; un propos orchestral très articulé et soigné dans ses coloris ; une équipe aguerrie au style lullyste tant pour les rôles de la tragédie que pour le chœur. Ce dernier, comme on a pu le remarquer ci-dessus, est extrêmement sollicité dans Thésée. Les louanges adressées à l’excellent Chœur de chambre de Namur pour d’autres tragédies peuvent être ici renouvelées plus que jamais. Cet ensemble vocal s’affirme vraiment comme l’instrument idoine pour incarner l’ensemble des masses prévues tout au cours de l’œuvre : Plaisirs et Jeux, Moissonneurs, Sylvains, Bacchantes, Combattants, Peuples, Prêtresses, Sacrificateurs, Habitants des Enfers, Habitants de l’île enchantée, Divinités. Diction parfaitement intelligible, nuances et couleurs infiniment variées, mise en place irréprochable, tout y est observé avec un soin quasi maniaque de perfection, faisant de chaque intervention chorale un moment de plaisir infini.

Mais cette excellence ne se limite point au plan choral, elle s’affiche aussi sur le plan des individualités. Le rôle de Thésée n’est pas des plus engageants : point de passages pour faire valoir sa vocalité, point de grands monologues et un héroïsme qui finalement reste très discret, tenant plus de la constance en amour et de la loyauté filiale. Mathias Vidal, qui fait ici son entrée dans l’équipe réunie par Christophe Rousset, a parfaitement cerné les dimensions du personnage qu’il incarne avec beaucoup de subtilité et de tendresse, se gardant de tout éclat. Son art consommé du récitatif, travaillé avec beaucoup d’autres chefs depuis des années, le prédispose à camper un Thésée parfait de bout en bout, à tel point que l’on espère que cette collaboration inaugurée ici trouve une suite. A contrario, le rôle de Médée s’avère très attractif, étant donné les variations d’humeurs qu’il suppose. Karine Deshayes, bien qu’ayant travaillé à plusieurs reprises avec Christophe Rousset (Vénus et Adonis de Desmarets et Tarare de Salieri notamment) n’avait jusque-là pas pris part aux tragédies du Surintendant. Elle s’y montre néanmoins très à l’aise, campant la magicienne superbement, tant dans sa cruauté que dans sa sensibilité de femme dévorée par la passion amoureuse et la jalousie. Ses récitatifs sont de vrais moments de tragédie et ses monologues comptent parmi les plus airs de la partition.

Deborah Cachet est désormais une habituée de cette aventure lullyste (Acis et Galatée, Psyché,…). Son Églé, délicate et sensible, nous touche particulièrement, qu’elle subisse les tortures infernales ou s’avoue vaincue à renoncer à son amour pour Thésée au quatrième acte. Marie Lys incarne sa confidente, Cléone, de façon très convaincante et, bien que cantonnée à ce rôle secondaire, sait en dévoiler toute l’autorité quand, s’adressant à Arcas qui la courtise, elle lui déclare : Si tu veux que je t’aime, Arcas/ Fais ce que je souhaite/ Et ne réplique pas. Dans les pages pastorales, elle est délicieuse. Certes, on aurait souhaité un peu plus d’allant pour la gavotte de Cérès mais peut-on mieux faire comme Bergère de l’île enchantée ? Ces qualités se retrouvent chez Bénédicte Tauran (elle aussi souvent présente dans plusieurs opus de cette intégrale) qui sait montrer autant de majesté en Minerve que de pureté en Prêtresse. Thaïs Raï-Westphal est tout aussi crédible en Dorine dont l’air Il est bon d’être nécessaire n’est pas dénué d’humour qu’en Bergère, sa voix faisant merveille dans les duos avec Marie Lys.

Côté messieurs, on est également très bien servi. Guilhem Worms possède une voix chaude et grave qui sied bien à Mars tout autant qu’au Plaisir et au Jeu (rôles qu’il eut été cependant judicieux de distribuer de façon plus différenciée au Prologue). Mais c’est surtout son Arcas qui retient l’attention. Ses scènes avec Cléone sont un vrai régal (magnifique petit air accompagné Prétends-tu que je sois un amant qui me presse) ou plus loin face à Églé (Lorsque par le feu du bel âge). Fabien Hyon a lui aussi pris part à Isis et Psyché. On le retrouve donc avec plaisir pour plusieurs petits rôles : un Plaisir, un Jeu, un Combattant, une Divinité mais surtout un Vieillard pour l’inoubliable duo des Athéniens à l’Acte II où il allie son talent à celui d’un compagnon de longue route de Christophe Rousset, l’excellent Robert Getchell. Celui-ci était là dès les premières pierres de l’édifice (Persée et Roland) et a apporté ensuite de significatives contributions dans Bellérophon, Isis, Acis, Psyché. C’est assez dire combien il est à l’aise dans ce répertoire qu’il fréquente depuis longtemps et maîtrise parfaitement. Parmi ses meilleurs rôles ici, on trouve évidemment le Vieillard athénien (ce duo est décidément une pièce d’anthologie !) mais aussi le Berger qui sait animer la gaillarde Quel plaisir d’aimer sans contrainte comme personne avec un gracieux double à la reprise, qualités réitérées dans le menuet qui suit. L’Égée de Philippe Estèphe est quant à lui absolument remarquable. Royal, amoureux, paternel, il sait dévoiler toutes les facettes de ce rôle bien intéressant qu’il s’agisse de tendrement courtiser Églé (Faites grâce à mon âge/ En faveur de ma gloire, magnifique air accompagné), de se dégager de ses nœuds avec Médée (Heureux deux amants inconstants), d’exprimer a contrario des scrupules (Scène 3 de l’Acte V) ou de reconnaître avec attendrissement son fils (Scène 4 du même acte).

La qualité d’exécution instrumentale des Talens Lyriques a déjà été maintes fois soulignée plus haut ou dans mes précédentes chroniques pour que l’on prolonge encore davantage le propos. Soulignons toutefois encore la beauté des coloris et la finesse d’articulation. Outre des cordes pleines de subtilité, admirons la douceur et le fruité des flûtes (Jocelyn Daubigney et Stefanie Troffaes) et des hautbois (Vincent Blanchard, Jon Olaberria et Josep Casadellà au basson). Enfin, attribuons une mention toute particulière aux trompettes héroïques dont Lully exige une grande virtuosité pour Jean-François Madeuf et Jean-Daniel Souchon vraiment impressionnants et magnifiquement soutenus par les timbales de l’incontournable Marie-Ange Petit.

Ce Thésée s’affirme donc comme un apport absolument décisif à la connaissance de la tragédie lullyste. Christophe Rousset et les siens viennent de combler une quasi absence incompréhensible par une réussite incontestable. Voilà qui nous fait encore plus espérer l’Atys déjà enregistré et qui sera, n’en doutons pas, un véritable événement !



Publié le 02 nov. 2023 par Stefan Wandriesse