Atys - Lully

Atys - Lully © Guido Reni : Hippomène et Atalante (ca 1620)
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Atys, un classique

J’ai longtemps pensé que Christophe Rousset se réserverait Atys pour mettre un terme à son intégrale des tragédies en musique de Lully. Terminer par ce qui a constitué comme une sorte de point de départ essentiel dans le renouveau du baroque pouvait offrir un beau symbole. Mais en homme avisé, le chef des Talens Lyriques a préféré enregistrer le quatrième opéra du surintendant dans la foulée d’une version de concert, donnée à Versailles en janvier dernier. Voici donc un cinquième Atys qui vient rejoindre les deux versions de William Christie (la mythique de 1987, suivie de celle en DVD lors de la reprise de 2012), celle d’Hugo Reyne (2010, visant à l’épure) mais aussi la relecture de Leonardo Garcia Alarcón, non exempte de coupures répréhensibles et s’appuyant sur une mise en scène très contemporaine.

Christophe Rousset, en parfaite cohérence par rapport à ses précédentes publications, livre une version fidèle à la partition, jusque dans les reprises des pages prévues en guise d’entractes (celles-ci étant revues dans leurs couleurs en fonction de leur positionnement dans l’œuvre comme cette Entrée des Nations, mâle à l’Acte II, et adoucie pour introduire l’acte IV). Après Alceste, Isis, Psyché, Acis et Galatée, ou encore le flamboyant Thésée déjà chroniqués sur ces pages, les options retenues jusque-là se voient réitérées avec une grande constance, conférant à cette intégrale en cours une remarquable unité : un continuo resserré mais subtil, un orchestre à l’effectif modeste mais très efficace, un chœur dont l’excellence dans le domaine n’est plus à démontrer et un plateau de solistes aussi fidèles qu’engagés.

Ayant fait partie de l’aventure mythique de 1987, Christophe Rousset a voulu s’affranchir de cet héritage pesant -combien de productions ont-elles été jugées à l’aune de cet Atys de légende ?- pour repenser son approche de l’œuvre, ce qui se perçoit dans des différences de couleurs, de tempi et surtout d’esprit. Curieusement, comparativement aux autres opéras mentionnés ci-dessus, celui-ci frappe par une approche assez intimiste. Le livret, l’un des plus remarquables de Quinault, concentre l’intrigue et évite les épisodes secondaires. L’abondance des tonalités mineures (sol mineur au prologue, au premier, au deuxième et au troisième acte; la mineur à la fin du premier acte, mi mineur à la fin du troisième et surtout ut mineur pour au cinquième) invite à une certaine introspection. Ce n’est pas un hasard si Louis XIV finit par placer Atys au-dessus des autres opéras dans son cœur. L’amour contrarié du héros pour Sangaride ne pouvait que faire écho en lui, à celui pour Marie Mancini, amour auquel il dut renoncer pour raison d’Etat. Cet « opéra du roy » recèle sans doute un portrait intime du monarque.

On ne sera donc guère surpris de la beauté de nombre de scènes où les différents protagonistes livrent leurs sentiments avec autant d’élégance que de sincérité (quel splendide Premier Acte !). Atys est l’opéra des aveux amoureux directs ou indirects : d’Atys à Idas l’ayant démasqué, de Sangaride à Doris, d’Atys à Sangaride – et réciproquement - , de Célénus à Atys, de Cybèle à Célénus, puis de Cybèle à Atys au travers des songes, jusqu’aux aveux ultimes du couple Atys-Sangaride face au duo Cybèle-Célénus, qui s’estimant trahi, se déchaîne pour un dénouement catastrophique, jugé barbare au XVIIIe siècle. L’intrigue n’a jamais à ce point frôlé la tragédie classique racinienne. Et, après les grandes fresques de Cadmus, Alceste et Thésée, Atys renonce à toute forme de divertissement à grand spectacle, mettant l’accent sur l’intimité et la solitude des héros. Malgré la fête qui la célèbre, Cybèle reste isolée dans sa superbe divine à la fin de l’acte I, comme en miroir Atys semble terrorisé au fond de lui-même de sa désignation comme grand sacrificateur. Lors de l’Acte III, le héros monologue sur les l’inutilité des « faveurs que fait la Fortune, quand l’Amour rend malheureux » et la célèbre scène du Sommeil le voit affronter seul, en rêve, les Songes et leurs messages divins. La fin du même acte est marquée par le monologue de Cybèle Espoir si cher et si doux, pressentant l’absence de réciprocité dans l’amour qu’elle éprouve pour son sacrificateur. Au IVe acte, c’est Sangaride qui exprime son désarroi, auquel Idas et Doris peinent à apporter réconfort. Le Ve acte laisse, quant à lui, chaque protagoniste seul tour à tour : Célénus perd Sangaride aimée d’Atys et tuée par celui-ci pris de folie. Cybèle perd Atys qui s’ôte la vie, une fois revenu à la raison et prenant conscience de son crime.

Sur cette matière infiniment tragique, Lully a composé sa musique la plus noire, et probablement la moins ensoleillée de toutes ses partitions : quel paradoxe pour cet opéra du roi, à moins que…! Christophe Rousset a bien saisi cette intimité qui traverse la moindre page de l’œuvre. C’est peut-être d’ailleurs en cela que cette version tranche avec celle des Arts Florissants (1987 comme celle de la reprise) où chaque intervention orchestrale ou chorale sonnait avec davantage de grandiose. Il ne faudrait pas pour autant conclure à une lecture chambriste. Les forces en présence sonnent avec assurance et une pâte sonore nourrie, conformes à ce à quoi elles ont habitué l’auditeur depuis les débuts de cette intégrale. Quant au fait de renouveler l’approche de cette page essentielle de l’opéra français, Christophe Rousset y parvient pleinement (lire à ce titre son avant-propos Le voile se déchire, précédant la remarquable notice de Pascal Denécheau qui fourmille d’éléments historiques relatifs à l’évolution de la réception de l’œuvre).

Reinoud Van Mechelen incarne un Atys très investi (parfois presque trop, écrasant un peu par sa présence Sangaride dans certains duos). Ceci-dit, diction, lumière du timbre, engagement théâtral, rendent son personnage aussi crédible que touchant. La Sangaride de Marie Lys (également Flore au Prologue) ne fait pas oublier Agnès Mellon mais affiche une sensibilité émouvante qui sied parfaitement à son rôle : peut-on résister à son Atys est trop heureux ou à son Quand le péril est agréable ? Assurément non. Ces deux voix se marient bien pour nous offrir des duos inoubliables (Si l’Hymen unissait et plus encore Je jure, je promets). La Cybèle d’Ambroisine Bré semble peut-être plus humaine que divine (elle paraît moins altière que celles de Guillemette Laurens ou de Stéphanie d’Oustrac) mais son timbre chaud et le velours de sa voix savent là aussi autant séduire que convaincre. Son Espoir si cher et si doux est parfait tout comme sa lamentation finale soutenue par les chœurs. Cybèle est secondée en outre par une excellente Mélisse chantée par Apolline Raï-Westphal (également fière Melpomène au Prologue).

Le rôle de Célénus, invention de Quinault (il ne figure pas dans Ovide) trouve en Philippe Estèphe les qualités nécessaires pour le rendre intéressant : noblesse de ton, beauté du timbre, subtilité des couleurs, notamment dans la belle scène de l’Acte II avec son air Quand on aime bien tendrement. L’Idas de Romain Bockler tient plus de celui de Jacques Bona que de celui de Marc Mauillon : la gravité du premier l’emportant ici sur la légèreté du second. Les deux options se défendant, on retiendra la cohérence de celle retenue ici et la beauté du chant (Dans un bois solitaire et sombre). Lui répond une Doris de belle tenue campée par Gwendoline Blondeel (également Iris au Prologue et dans les trios de l’Acte IV) à la voix fraîche et précise. Olivier Cesarini insuffle une certaine noblesse au Fleuve Sangar (quand l’inénarrable Bernard Deletré lui conférait une verve comique) comme à ses autres rôles (Phobétor, Le Temps), ce qui là aussi s’avère parfaitement probant.

La scène du Sommeil n’emporte toutefois pas totalement mon adhésion, n’y trouvant pas pleinement le charme onirique unique dont Lully avait le secret. La raison en incombe d’une part à un clavecin inopportun ici (Dieu sait pourtant combien j’aime cet instrument !) et d’autre part à des solistes (Kieran White, Nick Pritchard et Vlad Crosman) qui, sans démériter, ne font guère oublier leurs devanciers, à l’exception d’Antonin Rondepierre, délicieux Phantase. Mais ces menues réserves sont compensées par la beauté de nombre de pages. Le Prologue dispense ses épisodes pastoraux et festifs avec beaucoup d’allant. L’Acte I, si admiré des contemporains de Lully et Quinault, tient ici parfaitement ses promesses. L’Entrée des Zéphirs (sorte de chaconne où règne la famille des hautbois qui dialoguent avec les cordes de façon si heureuse) vient clôturer un acte II fort bien mené. L’Acte IV recèle aussi bien des merveilles, qu’il s’agisse du trio Qu’une première amour est belle avec ses frémissantes neuvièmes ou d’un divertissement des Fleuves raffiné dans ses timbres (quelles belles flûtes !). Celui-ci s’ouvre par un alerte prélude, évoquant d’ailleurs plus un vol de Zéphirs qu’une entrée des Fleuves, pour se poursuivre par des danses, souvent parodiées par les chanteurs et le chœur, pages ô combien célèbres à l’époque, alimentant aussi bien le répertoire des cantiques spirituels que des chansons bachiques ! Enfin, la thrénodie qui vient accompagner la métamorphose d’Atys en pin, « arbre aimable que Cybèle aimera toujours » se pare de couleurs splendides : prélude introductif d’une rare plénitude, entrée des nymphes mélancolique à souhait et célébration finale où les grondements de tonnerre répondent aux danses fébriles des Corybantes. Fidèle compagnon de route de cette aventure lullyste, le Chœur de Chambre de Namur, magnifiquement préparé par Thibaut Lenaerts montre une fois encore sa parfaite maîtrise de tout l’éventail des chœurs du surintendant, sachant renouveler couleurs et intentions, en campant toutes sortes de peuples et de personnages avec le même bonheur.

La collection Château de Versailles Spectacles peut afficher fièrement un beau résultat avec ce nouvel Atys. Trente-sept ans après le choc ressenti Salle Favart, Christophe Rousset signe une version tout à fait recommandable, fidèle dans ses options aux autres tragédies qu’il a servies avec un soin remarquable. Il lui reste encore à honorer Cadmus et Proserpine, sans oublier Achille et Polyxène ou les grands ballets tels que Le Triomphe et l’Amour ou Le Temple de la Paix sur lesquels il serait inspiré de se pencher. Atys, quant à lui, n’a pas fini de nous émerveiller : la révolution « kossenkienne » annonce d’autres émois, suscités par de nouvelles découvertes musicologiques et un engagement qui a déjà fait ses preuves dans une version à mi-chemin entre le concert et la représentation scénique, dont Bruno Maury a dit le plus grand bien (voir le compte-rendu). Décidément, Lully est trop heureux !



Publié le 13 juin 2024 par Stefan Wandriesse